Je ne prends pour ainsi dire jamais part aux innombrables discussions qui enfument Internet et les blogs. Mais je ne peux pas non plus m'empêcher d'éprouver quelque vertige devant l'infinie déperdition du verbe, de la parole et de l'intelligence que manifeste la blogosphère, vertige d'autant plus grand que rien ne semble être en mesure de lui donner sens, tout comme il semble impossible de ramasser cette palabre mondiale, de la quantifier, de la mémoriser, de la qualifier même, tant elle est par nature rétive à toute synthèse et à toute projection collective. Et encore ne m'intéressé-je guère qu'aux blogs qui soulignent leur proximité avec la littérature ou ses abords, même lointains. Aussi est-ce bien le triomphe d'une certaine forme d'individualisme que vient couronner l'explosion de cette bulle discursive, laquelle n'est d'ailleurs pas sans bousculer quelques-unes des habitudes démocratiques les plus ancrées - et pour partie les plus justifiées. Cette dimension démocratique est d'ailleurs intéressante à examiner, tant c'est en son nom que la quasi-totalité des bloggeurs revendiquent leur libre expression ; dimension au demeurant assez sommaire, et qui pourrait aisément se résumer de la sorte : je dis ce que je veux - digne héritier du Do it ! publicitaire.
La génération qui aura eu accès aux blogs, dont le gros des utilisateurs semble se situer dans la tranche des 20/40 ans, a derrière elle l'histoire de l'humanité démocratique ; on sait d'ailleurs quel prix durent payer ceux qui œuvrèrent à son advenue - pour ne rien dire du lourd tribut que d'aucuns continuent de lui payer dans maintes régions du globe. Or ce qui me frappe, certes de manière extrêmement immédiate et sensitive, lorsque je circule entre les blogs, voire sur les grands forums nationaux, c'est la rage qui les baigne, pour ne pas dire la haine dans laquelle beaucoup semblent aimer se défigurer. La haine, non de l'autre en soi, non de l'autre en tant qu'être de chair, mais de l'autre en tant qu'il déploie une pensée (disons plutôt une opinion...) pas même contraire, mais simplement différente. Et il n'est pas anodin de signaler que certains blogs parmi les plus intéressants, érudits, rédigés parfois dans une langue volontiers recherchée, attestant pour les meilleurs d'un véritable amour du mot, qui plus est attentifs au moindre détail esthétique, peuvent compter au nombre de ceux qui semblent éprouver avec le plus de bonheur ce sourd plaisir à sombrer, pour certains dans la délation, et pour la plupart dans l'élitisme excommunicateur - lequel n'a donc plus rien de républicain. Aussi le bloggeur d'en face, qui remplit à sa manière l'office du voisin de palier de naguère, en prend-il pour son grade pour un oui ou pour un non, et pour tel ou tel motif qui ferait pisser de rire dans n'importe quelle cour de récréation. Mais le sentiment de se sentir supérieur, plus intelligent, plus brillant, plus pénétrant, conduit tout individu mal ou insuffisamment préparé à l'acceptation de l'autre, et donc aux vertus finales de la démocratie, à faire fuser insultes et anathèmes sur le dissemblable, jusqu'à, finalement, faire abattre sur lui les foudres de sa propre et minuscule Église.
Naturellement, les bloggeurs qui s'octroient une quelconque capacité d'analyse socio- ou psychopolitique ne sont pas en reste et, plutôt que de renouveler les principes vivants d'une agora bien ordonnée, sombrent, eux, dans le petit commentaire de la surface des choses - la vie privée du Président, la rumeur des arrières-cuisines, le commentaire de telle ou telle déclaration officielle tronquée etc..., n'ajoutant finalement que leur propre bruit de bloggueurs esseulés au grand bruit de crécelle de l'impraticable monde. Moyennant quoi, ce qui, à bien des égards, pourrait s'avérer réjouissant (la démultiplication de l'expression individuelle, l'augmentation des chances de se faire entendre, la possibilité qui nous est donnée de promouvoir notre art et de lui donner davantage d'écho, l'alimentation d'un échange ou d'un débat qui trouverait davantage de contributeurs de bon niveau, etc...) vient à se dégrader en une sorte d'arène sans foi ni loi, voire de prétoire où chaque orateur serait au fond condamné à n'être que le greffier de son propre discours. A cette aune, je ne suis pas certain que, non seulement la démocratie (dont il est vrai, certes, qu'elle n'a pas attendu l'apparition du grand barnum blogoprolixe pour s'affaisser d'elle-même comme une grande), mais l'individu lui-même (entendez sa quête de vérité intime, d'un épanouissement qui le grandisse, d'un apprentissage dont il sorte vainqueur au profit de tous), sortent grands gagnants de ce qui fut ou demeure considéré comme un progrès pour tous.
A certains égards, l'on peut même parfois considérer que la teneur des échanges sur la blogosphère ne fait que donner raison aux principes ultra-individualistes qui ont donné naissance aux reality show ou à la télévision de proximité : ici comme là-bas existe une prime à la violence et à la provocation, et les blogs les plus renommés sont aussi souvent ceux qui n'hésitent pas, par un calcul qu'ils seraient les premiers à blâmer chez l'homme politique, à se rendre démagogues, outrageants ou sottement injurieux. Cette prime à la provocation existe partout, et est sans doute le signe que les anciennes vertus de la conversation ont été peu ou prou définitivement écartées de la sphère publique. Aussi des personnalités aussi diverses que Eric Naulleau, Michel Polac, Stéphane Pocrain, Isabelle Alonso (je n'ai pas la télévision, j'en oublie évidemment), tous grands pourfendeurs de l'HTSMC (Horrible et Terrifique Système Médiatique Capitaliste), se retrouvent-ils chroniqueurs attitrés, plaisants, conviviaux et sacripants, sur les plateaux spectaculaires de la télévision de distraction. Sans, bien sûr, que nul ne sache ou ne puisse nous expliquer en quoi la qualité du débat démocratique (et subsidiairement du service public télévisuel) y ont gagné.
Encore jeune, je n'en ai pas moins connu de très près la naissance des radios libres. Tous ceux qui ont pratiqué ce média naissant, en ces années quatre-vingt bénies, se souviennent de la population qui œuvrait dans des studios de fortune où le CD n'existait pas et où l'animateur d'une émission était aussi celui qui en réalisait la partie technique - quand il n'allait pas lui-même démarcher les commerçants pour que la station puisse continuer d'émettre. Tous ceux, moi compris, qui plongèrent dans cette aventure dont on a (déjà) oublié combien elle a révolutionné les structures médiatiques, se souviennent de ces personnages étranges qui faisaient vivre les radios, et souvent leur donnaient une âme. Je me souviens que celle où je travaillais (bénévolement, cela va de soi, mais jusqu'à vingt ou trente heures par semaine) accueillait aussi bien un bègue (qui animait tout de même l'intégralité des émissions d'information de la station), un schizophrène patenté, une caissière de grande surface qui arrondissait ses fins de journées dans son lit, un immigré portugais qui n'avait pas même de quoi s'habiller et manger correctement, un banquier homosexuel qui était la risée de la commune, un débile mental léger dont les troubles d'élocution ne pouvaient échapper à aucun auditeur, un aveugle qui, nonobstant son chien, faisait régulièrement tomber platines et micros, quelques punks dont les rats quittaient souvent l'épaule pour s'en aller ronger la moquette du studio et souvent les derniers quarante-cinq tours achetés en urgence à Carrefour en vue du Top 50 du soir, un ancien flic tombé en dépression et finalement converti au chichon, pour ne rien dire de ma petite personne, généralement affublée de bas résilles en guise de chemise, bardé de clous et n'ayant pour Bible que le dernier album de Metallica. Eh bien tous ces gens, j'ai un peu l'impression de les retrouver sur la blogosphère, et cette petit madeleine inattendue n'est pas pour rien dans mon plaisir - quitte, donc, à ce que la mélancolie m'étreigne lorsque, brutalement, j'éprouve les limites intellectuelles et, disons-le, civilisationnelles, du genre.