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Marc Villemain

8 décembre 2011

Francis Carco - Rien qu'une femme

Francis Carco - Rien qu'une femme
C'est à un nom bien oublié que les Éditions du Sonneur tentent aujourd'hui de redonner un peu d'actualité. On ne compte plus, pourtant, ses innombrables romans, recueils de poésies, pièces de théâtres ou chansons - dont certaines eurent pour interprètes pas moins que Fréhel ou Edith Piaf. Sa trajectoire lui fit croiser les pas d'Apollinaire, de Raymond Dorgelès, Paul Bourget, Jean Paulhan, de tant d'autres encore, et de bien des peintres (Vlaminck, Valadon, Derain...). Enfin, Colette, à laquelle le lia une profonde amitié. Il recevra le Grand Prix de l'Académie Française pour son roman L'homme traqué, avant d'intégrer l'académie Goncourt, deux ans avant le déclenchement de la seconde guerre mondiale.

L'existence de Francis Carco, puisque c'est de lui qu'il s'agit, fut pourtant moins linéaire et tranquille que ne pourraient le laisser croire ces quelques allusions biographiques. Ballotté au gré des mutations d'un père autoritaire et violent, le jeune Carco n'aura guère eu de domicile fixe avant longtemps. Parti vers ses dix ans de Nouméa, où il naquit en 1886, il aura aussi bien vécu à Châtillon-sur-Seine qu'à Villefranche-de-Rouergue, Nice, Agen, Lyon ou Grenoble - sans parler de Montmartre, où il connut la bohème et arpenta le Lapin Agile de la grande époque. Les bas-fonds n'avaient guère de mystère pour lui, et il n'est certainement pas abusif de considérer que toute son oeuvre en témoigne.

Un personnage, donc, qui pourrait avoir tous les traits de son époque, n'était une sensibilité que l'autoritarisme paternel contribua, et pas que peu, à écorcher. La poésie, très tôt, lui fut d'un incontestable secours, mais l'ensemble de son oeuvre romanesque en porte les traces - ou les stigmates. Y compris, donc, ce roman-ci, Rien qu'une femme, où il est question d'un jeune adolescent qui vit avec sa mère depuis que son père prit la tangente avant même qu'il soit en âge de s'en apercevoir. Mère qui, au demeurant, ne semble nullement chercher à consoler, pas même à compenser, la solitude affective de son fils. Toujours est-il que c'est dans l'hôtel dont elle est la "Patronne" et dans les bras de Mariette, une domestique, qu'il apprendra les rudiments de l'amour, et (davantage encore peut-être), du plaisir sexuel. Car sous ses apparences de parfaite correction littéraire, et dans une langue qui, si elle n'a rien d'exceptionnel, n'en est pas moins rigoureuse et toujours très soignée, Rien qu'une femme n'hésite pas à éplucher la toute-puissance de l'élan sexuel et à faire la lumière sur des pans à tout le moins ombrageux de la psyché d'un jeune homme naïf et tourmenté. Ce fut d'ailleurs une des ambitions (et le plaisir ?) de Francis Carco que de donner à lire des livres qui, sous une apparence convenable, sonnaient gaillardement la charge contre les morales dominantes de son temps. Cela donne un livre assez touchant, où d'implacables considérations sociales viennent s'ajouter aux affres de la détresse intime. Tout cela a un peu vieilli, c'est sûr, et la rumination sentimentale tombe parfois dans un ressassement un peu édifiant. Il n'empêche. Pour peu que l'on soit curieux de l'esprit qui prévalait alors, pour peu aussi que l'on veuille bien entendre ce qui conduisit Francis Carco à sans cesse tourner autour de ces questions parfois scabreuses (la place et la fonction, ici, notamment, de la violence dans l'amour), ce roman laisse traîner un charme qui ne manque ni de soufre, ni de tenue, ni d'authenticité.

Travaillant comme éditeur aux éditions du Sonneur, mes recensions d'ouvrages émanant de cette maison ne seront publiées que sur ce seul blog personnel.

 

3 décembre 2011

Du roman, du vrai

Roland Devolder


On lit depuis quelques temps, un peu partout, dans la presse ou sur Internet, des prises de position, dont beaucoup émanent d'écrivains, sur le roman et son statut, brouillé à force de dilution : le roman serait moribond, à tout le moins, nous dit Philippe Forest, en 
« coma dépassé » ; son appellation même serait devenue trompeuse, et cynique : la mention « roman » en couverture d'un livre permettrait surtout d'en espérer un certain gain - ce que je n'ai jamais pu vérifier par moi-même, mais sans doute cela ne concerne-t-il que les auteurs de grand talent. Et Philippe Forest de s'émerveiller de la volonté (auto)proclamée du roman contemporain de « se tourner vers le vrai », et de louer sa méfiance à l'égard de ceux qui refourguent « au lecteur de façon très peu imaginative les mêmes intrigues stéréotypées avec des personnages de papier-mâché dans des décors en trompe-l’œil. » Cri du coeur, donc : "on veut du vrai !". Et Forest de distinguer enfin, à la lueur des dernières remises de prix et dans une formule qui emprunte aussi bien à la malice journalistique qu'à la souveraineté professorale, mais au demeurant sans doute destinée à faire florès, le roman vrai du vrai roman. Philippe Forest est par ailleurs un excellent littérateur, là n'est pas la question, mais je distingue davantage dans ce type d'assertion une justification de sa propre littérature (échafaudée, le concernant, « sur l'expérience personnelle ») qu'un souci d'étayer une pensée du roman qui fût un peu neuve (qu'importe, d'ailleurs), et surtout fondée. Je sais bien que l'intention n'est pas celle-là, et que le bon mot cherche davantage à marquer les esprits qu'à faire oeuvre de lumière, mais il faut tout de même se méfier un peu d'un mouvement, d'un geste, d'une parole lancée à la cantonade qui, sans en être l'objectif, pourraient inciter à l'érection de nouveaux carcans, d'un nouvel idéal-type, là où s'engouffrent toujours tous les académismes. Bref, d'aucuns semblent s'étonner que le roman n'ait (plus) guère de définition universelle et unilatérale, à quoi je serais bien marri qu'ils se donnassent (eh oui) pour mission de lui en (re)donner une.

J'ai l'air, comme ça, de me moquer un peu. Pas tant que ça. Pour la simple raison que je n'ai sur ces questions pas le moindre début d'opinion, et que je n'aspire sûrement pas à en avoir. À cet instant précis, je ne suis donc pas un « intellectuel » - si tant est que la chose me soit déjà arrivée, mais c'est sans importance. Autrement dit, si j'admets et perçois l'intérêt théorique, historique, sociologique, voire métaphysique de cette disputatio moins neuve qu'il y paraît sur la notion de roman, la vérité est que cela ne m'intéresse pas beaucoup - rien, en tout cas, qui justifiât que mes pensées débordassent (eh oui) du cadre de cette notule. J'aurais même, pour tout dire, tendance à y voir, qu'on me pardonne, une sorte de propos de salon, de divertissement mondain. J'éprouve toujours un peu de circonspection devant ce genre de débat, je me demande toujours quel en est, au fond, le mobile - car il y a toujours un mobile : si vous lisez des romans avec des personnages de papier-mâché dans des décors en trompe-l’œil, vous en savez quelque chose.

Je ne déteste rien tant que tout ce qui vient à verser dans l'anti-intellectualisme : ce pourquoi je mesure aussi les limites de ce que je viens d'écrire. C'est qu'une part de moi, une part disons instinctive, demeure toujours un peu dubitative quand un écrivain se met en tête de fournir une explication à portée générale de ce qu'est ou doit être l'écriture - ou, donc, quand un romancier fomente une comparable ambition à l'égard du roman. La chose pourra surprendre, étant entendu qu'on n'est jamais mieux servi que par soi-même. Mais aucun débat sur ce qu'est le roman ne peut échapper aux scories de l'académisme, fût-il rampant. Je ne crois pas qu'il existe de bonnes définitions du roman, et je ne crois pas que les écrivains aient à se poser la question ; je crois même tout le contraire : que les bons écrivains sont précisément ceux qui ne prêtent pas l'oreille à la rumeur théoricienne, ceux qui par nature pressentent ce que l'ambition théorétique doit aux circonstances ou au goût du jour, ceux pour qui la création d'une forme requiert précisément l'oubli (sans doute relatif, certes) des formes. J'ai donc un propos spontanément, essentiellement, positivement individualiste. J'ai de l'intérêt et de la curiosité pour bien des choses, pour bien des formes, pour bien des genres (et j'ai ma part de mauvais goût), aussi m'attristé-je toujours de tout ce qui pourrait chercher à faire école. La vérité de la littérature, s'il en est une, se passe de toute vérité particulière, grégaire ou corporatiste. L'on ne peut pas défendre l'absolu du geste littéraire en en cadenassant les formes aimables ou estimables, en dressant un catalogue des bonnes et mauvaises manières du roman. Le roman est un mot qu'il est absurde et vain de vouloir définir, c'est un ensemble auquel il ne faut pas chercher à donner des contours. Dans le quant-à-soi de nos lectures, nous savons bien, nous autres, ce qui relève ou pas du roman, nous savons bien, surtout, ce qui appartient en propre à la littérature ou se contente d'en singer les atours. Du mot, donc, je préfère entendre ce qu'il contient et conserve d'incertain - tenant à cette incertitude : elle est le gage même de l'incessant renouvellement du roman, et des heureuses vicissitudes du goût. Écrivains, laissons à d'autres le soin d'élaborer les classifications et les typologies de la littérature : ceux-là, je les lirai, car j'aime qu'on m'aide à comprendre les faits humains. Mais prenons garde, nous-mêmes, pour nous-mêmes, de ne jamais édicter de prescriptions (qui d'ailleurs pourraient nous revenir à la figure), ni de proscrire quelques formes que ce soient : cela, la société, le temps, l'écume, s'en chargent déjà.

3 décembre 2011

TOC 2 - De l'urbanité

En octobre 2003, à l'initiative d'Arnauld Champremier-Trigano et Pierre Cattan, naît le magazine TOC, qui fera paraître trente numéros jusqu'en 2007. J'eus la chance, alors, de participer à cette création, chargé, dans les premiers temps, de m'occuper d'un divertissement que je baptisai Les Gullivériennes - page illustrée par Guillaume Duprat. Il s'agissait, selon la notule explicative, d'adresser chaque mois "à mon cousin Gulliver une lettre sur le fabuleux mélange de la grande ville." Voici la deuxième de ces chroniques.

Toc - Ticket métro - Gullivériennes

LETTRE 2 - De l'urbanité

Tu es décidément, de notre famille, l’être le plus remarquable. J’envie cette sorte de talent que tu as et qui, de ta campagne solitaire, te fait si bien comprendre ce qui nous meut, nous autres, urbains. Sans doute sommes-nous « des êtres de passage », et je reconnais bien là cette philosophie sans âge dont tu prends plaisir à être le messager zélé. Mais si nous sommes si nombreux à venir nous engloutir dans les villes, vois-tu, ce n’est pas seulement parce que là s’y trouveraient l’emploi salarié, l’amour ou la fortune. Ceux-là qui aspirent à de telles choses se promettent d’ailleurs à la déception, tant il ne suffit pas de monter à la capitale pour devenir capitaliste : encore faut-il avoir faim de société. Et, pour ce qui me concerne, mes pauvres rêves pour outil de travail, je pourrais tout aussi bien remplir mon office derrière un plexiglas newyorkais que sur une meule normande. Non, vois-tu, l’homme vient en ville pour y satisfaire son excitation. C’est à la ville, mon bon Gulliver, que naissent les passions de demain. C’est à la ville encore que les grandes luttes politiques du temps trouvent la plus puissante des chambres d’échos. C’est à la ville toujours que l’humanité entière se rejoint pour communier dans la lutte. C’est à la ville, oui, et nonobstant l’étrange altérité qui nous unit, que l’homme vient penser contre lui-même afin de se rendre plus accueillant à ses semblables.

Hier soir encore, je tiens à te narrer l’épisode, un homme marchait paisiblement à la tombée de la nuit. Vêtu d’une longue robe de couleur comme on en fait seulement là où le soleil se lève quand il se couche chez nous, je l’ai vu de mes yeux vu tomber en rencontre avec un autre homme, icelui parfaitement ajusté à nos climats. Je ne saurai jamais ce qu’ils se sont dit. Le mystère est d’autant plus épais pour moi que la scène ne dura étrangement qu’une poignée de minutes. Eh bien, crois-moi si tu le peux, les deux larrons repartirent ensemble, cochons comme pas deux, et investirent d’un pas enjoué la buvette qui sert d’angle à ma venelle. Je n’ai osé les suivre, et le regrette bien. Mais crois-tu vraiment qu’une telle scène d’espoir puisse se rencontrer ailleurs qu’à la ville ?

La passion de l’autre est une passion urbaine, cousin. L’urbanité seule est la perspective des hommes.

Mon bon cousin, je te porte en moi.

Toc 2 - Décembre 2003 / janvier 2004

30 novembre 2011

Jean-Claude Pirotte - Place des Savanes

Jean-Claude Pirotte - Place des savanes
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n petit mot, tout de même, sur le dernier livre de Jean-Claude Pirotte, auteur dont je dois confesser que je le connais bien mal, nonobstant une déjà grosse quarantaine d'ouvrages publiés - et quelques prix de qualité. Eh bien je dois dire que Place des Savanes est un petit régal, très spirituel, composé avec beaucoup d'allant, de verve et de brio, d'une authentique liberté de ton et de style, et qui réussit le tour de force d'être parfaitement fluide tout en donnant l'impression de se soucier de l'être à peu près autant que d'une guigne.

Prétexte à d'incessantes et très moqueuses digressions sur notre temps, ce temps de juges, de flics et de peuple-procureur, et à une langue qui ne manque pas de rouerie, l'intrigue, sous des abords un poil foutraques, n'en est pas moins finement serrée. Le narrateur, adolescent on ne peut plus précoce, déjà amplement averti de la vacuité de son époque, se révèle très attachant, tout comme nous sommes séduits par la personnalité de ce bien étrange et insolite grand-père, de toute évidence un ancien du milieu - bref, un sage à sa manière, buveur devant l'éternel, entouré de deux geishas peu ou prou interchangeables.

Ce qui assez original, chez Pirotte, c'est cette manière qu'il a de ne pas y toucher, de manifester une sorte de désinvolture, d'indifférence, de laxisme, mais de prendre, au fond, tout à coeur. L'écriture est d'ailleurs bien plus ciselée qu'on pourrait d'emblée le croire, trompés que nous serions par l'énergie qu'elle dégage. Et si on le sent assez peu à l'aise avec la vie contemporaine, si l'on sent bien, chez lui, la nostalgie, par exemple, du vieux Paris, ou celle de cette faune qui survit le jour en se refaisant une sociabilité la nuit dans les bars de quartier, il n'en prend pas moins plaisir à régler son compte aux temps modernes. Mais avec une causticité qui prévient et vaccine de toute aigreur. On pourrait lire ce Pirotte-ci comme on se repasserait un de ces films des années cinquante où, sur des dialogues d'Audiard (obligé), quelques fines gueules bien charpentées, Gabin, Ventura ou quelque autre monstre sacré, trouvent toujours à tromper leur monde. Reste que c'est bien de littérature qu'il s'agit : elle est même, au fond, ce qui motive ce roman, lequel n'est, ni plus ni moins, qu'une authentique manière de lui rendre hommage.

 

25 novembre 2011

TOC 1

En octobre 2003, à l'initiative d'Arnauld Champremier-Trigano et Pierre Cattan, naît le magazine TOC, qui fera paraître trente numéros jusqu'en 2007. J'eus la chance, alors, de participer à cette création, chargé, dans les premiers temps, de m'occuper d'un divertissement que je baptisai Les Gullivériennes - page illustrée par Guillaume Duprat. Il s'agissait, selon la notule explicative, d'adresser chaque mois "à mon cousin Gulliver une lettre sur le fabuleux mélange de la grande ville." À fins d'archivage, et non sans nostalgie, voici ce qui fut donc la première de ces chroniques.

Toc - Ticket métro - Gullivériennes

LETTRE 1

Ah ça, mon cousin, je ne te remercierai jamais assez de m’avoir remis sous les yeux les Lettres persanes de ce bon Montesquieu ! Non seulement elles m’arrachent à la torpeur maladive de notre littérature un peu souffreteuse, mais elles me permettent d’éperonner notre correspondance assoupie. Car enfin, mon bon Gulliver, mon cousin, n’est-ce pas toi qui, naguère, genoux crottés et jambes bouffies par les orties, m’ouvris au monde en m’enseignant ces jouissances que seule la littérature autorise ? Tu sais, mon bon Gulliver, comme ma constitution ne m’autorise que de faibles transports. Je ne suis pas dupe de moi-même, et je tiens lucidité pour vertu nécessaire. Je sais bien, autrement dit, que la littérature vient adoucir le désir à jamais insatisfait de ces voyages et autres mâles explorations du monde que je ne saurais entreprendre. Aujourd’hui le voyage est partout, n’est-ce pas ? L’aventure, dit-on, se niche au coin de la rue ? Dont acte. Dans le métropolitain, ce matin, les naseaux dorlotés au creux de l’aisselle aromatique d’une grosse dame adorable au fort accent corrézien, et alors que le train communautaire stationnait à la station Alésia (ah, Alésia… !), mon œil tomba sur l'insolente prose d’une affiche qui vendait « l’aventure pour tous, dans tous les sens » : il s’agissait d’une invitation, audacieuse, à changer de literie. L’aventure, n’est-il pas ? Or c’est le museau enfoui dans la chair écarlate de l’autre que je m’efforçai, mes perceptions tactiles hésitant entre effluences premier prix et secousses improbables, d’investir Montesquieu. Et c’est précisément ce moment que choisit ledit Montesquieu pour me rappeler, je cite, que « les voyageurs cherchent toujours les grandes villes, qui sont une espèce de patrie commune à tous les étrangers. » Je ne suis pas dépourvu d’un certain flegme, mais la vérité m’oblige à dire que commençait à poindre en moi la vague lassitude des odeurs corréziennes et des bringuebalements incessants. Bref, je prenais mon tour dans la bousculade des agacements contemporains, et Montesquieu me sauva : en faisant de moi un voyageur émérite, je méritai d’un coup mon statut de patriote inconfortable. À moi Bougainville et Diderot ! À moi Cook, Swift et La Pérouse ! Et Homère !

Les villes sont une odyssée, et les plus vastes d’entre elles sont toujours très petites. Tous les étrangers s’y retrouvent et, où que nous allions, nous nous retrouvons toujours étrangers au vaste monde.

Mon bon cousin, il me tarde de te lire.

Toc 1 - Octobre/novembre 2003 

24 novembre 2011

Novembre au Sonneur, Elsa Triolet à Tahiti

Elsa Triolet - A Tahiti


L
es éditions du Sonneur publient ce mois-ci un document intéressant : le premier livre d'Elsa Triolet, publié en russe en 1924, qui fit suite à son séjour à Tahiti entre 1919 et 1920. Elsa Triolet a-t-elle à l'esprit d'entreprendre une oeuvre, cultive-t-elle seulement le souci d'être écrivain, je ne saurai le dire ; toujours est-il que, dans sa dédicace à André Triolet, son premier mari dont elle conserva le patronyme, elle considère ce texte comme appartenant à "l'enfance de son écriture." L'expression est d'autant plus appropriée qu'émane parfois de la parole de cette encore jeune femme quelque chose d'en effet un peu ingénu, presque candide. Cela ne serait que cela, pourtant, une sorte de journal de voyage joliment troussé, fin, spirituel, s'il n'était teinté d'un ordre bien différent, éminemment littéraire, anxieux, toujours troublant, d'où appert une étonnante et singulière maturité.

Le séjour d'Elsa et André Triolet à Tahiti a quelque chose d'une évasion, comme le suggère Marie-Thérèse Eychart dans sa très juste préface : André, officier à la mission française de Moscou, fuit les lendemains du carnage de 14/18, Elsa fuit la déconvenue d'une impossible relation avec Maïakovski, qui, donc, lui préfèrera sa soeur, Lily Brick. Tahiti est loin alors d'être une île paradisiaque - ce que d'ailleurs elle n'est toujours pas, taraudée par une assez grande misère, mais le tourisme s'y est depuis installé, quand à l'époque on ne pouvait guère espérer s'y rendre en moins de six semaines. Elsa Triolet consigne dans ce livre ses impressions quotidiennes, empreintes d'un mélange de sensibilité naturaliste, d'étonnements ethnologiques, de lassitude et de dépression. Ses observations sont d'une minutie très étonnante, au point que, par moments, je dois bien avouer m'y être un peu ennuyé. Pourtant, l'on conserve de cette lecture une drôle d'impression : outre que son écriture y est très grâcieuse, voire très féminine (et qu'on me fasse grâce d'une définition de l'écriture féminine...), outre aussi que le propos est d'une intelligence que j'ai souvent trouvée remarquable, il émane de ce livre un parfum assez indéfinissable, fruit sans doute d'une complexion que l'on dirait presque, parfois, aristocratique, d'une incessante curiosité pour tout ce qui l'entoure, mais peut-être davantage encore parce que l'on sent poindre, page après page, un sentiment croissant de déconfiture, de fatigue, de danger, qui fait entendre un authentique mal du pays : Elsa souffre de solitude, elle souffre du climat, elle s'ennuie de la Russie, de l'Europe - et d'expliquer "comment ce pays vous engourdit, vous étouffe : cela est tout aussi insupportablement sucré, inévitable et pénible. (...). ... Et bientôt il n'y aura, et aujourd'hui et demain et toujours, plus rien que la mer qui nous garde, l'anneau de corail qui nous enserre, la verdure muette et humide, l'éclat des fleurs, les Maoris majestueux, le soleil qui se lève et se couche, et la nuit brillante et étouffante comme le jour."

Elsa Triolet semble éprouver une certaine fragilité à la vie, elle se livre finalement moins à l'existence qu'elle ne la questionne ; elle ne cherche pas son identité, mais au moins sa place, au moins une manière d'être et de vivre qui lui soit plus conforme. Elle a, à Tahiti, une vie sociale assez dense, mais on distingue assez bien, entre les lignes, ce qui nourrit son malaise, son esseulement, cette sensation, probablement, de se sentir étrangère, y compris à elle-même : une certaine manière de décrire les scènes de la vie quotidienne, d'évoquer les mille détails de la vie matérielle, de dépeindre les soirées chez les notables blancs. Soirées pour lesquelles elle s'apprête et enfile ses chaussures à hauts talons, avant de regarder ce petit monde s'ébrouer, de contempler les femmes danser et les hommes faire leur cour, de consigner les ragots (dieu sait s'il y en a), de décrypter le tempérament, les habitudes, les traits particuliers aux insulaires. On se laisse aller à cette lecture avec empathie et langueur, surpris par l'acuité de cette jeune femme douée d'une très grand sens de l'observation, et de toute évidence déjà prête à bien des horizons poétiques.

Traduit du russe par Elsa Triolet elle-même - Préface de Marie-Thérèse Eychart

Travaillant comme éditeur aux Éditions du Sonneur, mes recensions d'ouvrages
émanant de cette maison ne seront publiées que sur ce seul blog personnel.

 

21 novembre 2011

Sur Mettray (... et sur Joël Roussiez dans la revue Mettray)

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ne fois n'est pas coutume, je voudrais attirer l'attention sur une revue : METTRAY - du nom de cette petite commune d'Indre-et-Loir située à proximité de Tours. Créée en 2001 par Didier Morin, lequel rend ici hommage, avec une extrême sobriété qui en dit long sur son chagrin, au peintre Roman Opalka décédé il y a quelques semaines, et qui livre par ailleurs un entretien très dense et très personnel avec ce grand nom du théâtre qu'est Antoine Bourseiller, METTRAY n'a d'autre prétention que de dire ses attaches et ses enthousiasmes, sans souci de clinquer ni désir d'ameuter la foule. Elle ravira tous ceux qui n'aiment rien tant que renifler l'air où le temps s'absente et fourrager hors des chemins balisés. METTRAY n'a pas d'ailleurs pas l'heur de rouler sur l'or, nulle couleur ne rehausse son antique papier ; tant mieux : rien ne vient y distraire notre lecture.

Je m'y suis en fait et spécialement intéressé en raison de la présence de Joël Roussiez, qui signe en fin de volume deux nouvelles saisissantes (notamment Aux malheurs éternels, prodigieuse, et qui décidément ne ressemble à rien de ce que j'aie jamais pu lire.) Ce Joël Roussiez, je ne l'ai découvert qu'assez récemment, avec le très beau Un paquebot magnifique, paru à La rumeur libre. Fort méconnu encore, qui plus est éminemment discret, il me semble être pourtant un écrivain tout à fait unique, naviguant entre prose et poésie, contes et romans, déployant un univers très personnel, dense, insolite, imprévisible, inquiétant et burlesque, sur le fil d'une écriture dont l'étrangeté n'affecte pas le relatif sentiment d'évidence qu'elle procure. J'avais dit sur Un paquebot magnifique quelques mots (trop) brefs ici : on en lira mieux et davantage sur le blog de l'écrivain Romain Verger, ou en réécoutant l'entretien qu'il donna à Alain Veinstein sur France Culture.

Jack Kerouac - Photo - John CohenIl serait toutefois inéquitable de n'évoquer que les deux nouvelles de Joël Roussiez, ce nouveau numéro de METTRAY accueillant aussi l'ultime texte, limpide, du philosophe Kostal Axelos, disparu en 2010 (Onze remarques critiques sur le Marquis de Sade), ainsi que de nombreuses photographies, très belles, très incarnées, de John Cohen (Jack Kerouac, Bob Dylan, Robert Franck, Delphine Seyrig, Allen Ginsberg etc.)

En couverture : Roman Opalka

Ci-contre : Jack Kerouac / Crédit : John Cohen


Pour se procurer (et soutenir) METTRAY : adresser un chèque de 16 euros pour deux numéros (port compris) à l'ordre de METTRAY - 40, rue du Panier - 13 002 Marseille.

 

7 novembre 2011

Lionel-Edouard Martin - Brueghel en mes domaines

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vant que ne paraisse son nouveau roman, Anaïs ou les Gravières, que j'ai l'insigne honneur de publier en avril prochain (le 14) aux éditions du Sonneur, les éditions du Vampire Actif nous donnent à lire de Lionel-Edouard Martin un recueil de petites proses : Brueghel en mes domaines.

Egrenant un ordre géographique qui court de la Bavière à la Martinique et du Maroc à Montmorillon, cette succession de tableaux brefs, aboutés les uns aux autres par la matière, l'image, le lexique et le ressassement, joue par bien des traits comme un révélateur de ce qui pourrait constituer la quintessence de l'écrivain. Nous sommes en terrain familier, donc, mais c'est le poète qui a la main, n'ayant d'autre désir, n'éprouvant d'autre devoir que d'exhausser ce que Blaise Cendras, ici invoqué, nommait la signature des choses. Ces choses, quelles sont-elles ? Celles qui, non seulement façonnent l'univers intime de Lionel-Edouard Martin, mais qui sont le terreau même où, il y vingt livres de cela déjà, il trempa ses premières écritures.

Lionel-Edouard Martin résout la grande et modeste épopée des hommes dans un mouvement très sensible où ce qui est infinitésimal en nous n'en apparaît pas moins formidablement ferme et consistant. Il redonne à ce qui nous est ou semble commun (un insecte, un poisson, le soleil la pluie et la trombe, le ciel et les nuages, le passage des hirondelles, la matière même de la terre, ses labours et son invisible humus) la grâce de la rareté. Cette application à disséquer la terre que nous piétinons aurait quelque chose d'un peu saugrenu, ou surnaturel, presque merveilleux, s'il ne s'agissait aussi d'y (re)trouver l'homme, de distinguer ce qui en lui fait lien avec chacun d'entre nous, de toute éternité.

Cet insecte, par exemple, révèle bien plus que sa condition d'insecte : il dit son commerce avec l'humain qui le contemple, il dit sa filiation d'avec lui, il dit l'origine commune. Je cite ce passage qui me plaît tout particulièrement, où il est question d'une dizaine de chauve-souris découvertes dans le petit matin : "chacune à son tour scrutant l'homme, qu'elles précèdent dans l'histoire, et que peut-être elles se rappellent, dans leur mémoire d'espèce, n'avoir croisé qu'en des temps proches, depuis tous ces millions d'années qu'elles cadastrent, elles, le ciel et s'enrobent, dormant, dans leur peau volante irriguée de veinules où, près du pouce griffu, bat possiblement ce même pouls dont, à mes poignets, je ressens le partage." Nous ne sommes, au fond, jamais bien loin d'un panthéisme, à tout le moins d'une sorte de théologie de la nature, mais une théologie qui n'aurait d'autre dessein que de proclamer la rareté, donc la beauté, donc la fragilité de toute chose ; d'en souligner la nature spontanée et durable, éphémère et pérenne. Ce n'est pas un discours sur l'hypothétique essence humaine, mais, bien davantage, la forme que prend notre quête de ce qui pourrait être la meilleure manière d'être au monde. Le geste de la femme d'antan au lavoir n'est pas moins dépositaire d'un secret poétique que l'ordre naturel des choses : il finirait presque par l'intégrer. Le monde est à mi-chemin entre l'éternité des choses et leur répétition quasi quotidienne : Lionel-Edouard Martin le mâchonne (image récurrente) pour en extraire une langue dont il pourrait faire sa pâte, une langue qui, enfin, l'autoriserait à prendre corps avec et en lui.

C'est le travail du poète que de montrer la pluie "brouillant ses osselets dans la paume océane", c'est son pain quotidien que de "vivre vin dans l'amphore." Il ne s'agit pas tant de se replier sur les derniers retranchements du moi que d'apprendre, et c'est toujours fragile, et c'est toujours pénible, à l'habiter dans une ferveur qui n'entre pas en conflit avec le monde. C'est fragile, oui, car "avec qui boire au calice en ces temps de fer et de bruit, d'épilepsie, de bêlements sans ponts ni bergère ?" Reste, donc, la langue, qui n'est pas le dernier recours, pas même l'ultime demeure, seulement (et c'est beaucoup) ce qui permet de rester serein dans la compagnie des hommes, et, parfois, grâce ou vertu de l'humeur, dans leur fraternité. Mais "la solitude, même voulue, nous laisse-t-elle jamais seul, dès lors qu'on a connu les hommes, les eût-on quittés pour se réfugier dans leur absence ?" Cette interrogation me semble assez centrale chez Lionel-Edouard Martin, dont les livres, roman ou poésie, attestent cette inquiétude, ce malaise, cet effort à vivre dans le hiatus. Il y a chez Martin quelque chose qui a trait à l'inconsolable, qui ramène éperdument à la matrice, à la mère, aux chairs premières, au magma où tout prend forme : "Naître, n'être. Au fond, c'est la vie qui s'inverse. On ne vit qu'en ventre. Quand la langue est purement mère, par le sang, l'aorte, dans la crypte où ruisselle l'eau : bouche ouverte, yeux clos dans le noir. Et le rythme d'un autre coeur en partage, où pulse en écho le nôtre." Cette magnifique déambulation dans ses terres constitue au moins la preuve, fût-elle paradoxale, que le poète n'a de territoires que ceux que sa langue invente.

24 octobre 2011

Hubert-Félix Thiéfaine fait oublier Bob Dylan (+ extraits vidéo)

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Palais Omnisports de Paris-Bercy - samedi 22 octobre 2011

Je perçois bien ce que le titre de cette note d'après-concert pourrait avoir de vaguement sacrilège. Comment ? L'icône de la protest song, celui dont on s'est plu récemment à faire courir le nom pour l'attribution du Nobel de littérature, Bob Dylan, donc, éclipsé par Hubert-Félix Thiéfaine, illustre Français méconnu, incorrigible amateur de cancoillotte et chantre repenti de la Ganja ? C'est que le passage de "HFT" au Palais Omnisport de Bercy, ce samedi, ne souffre aucune comparaison : au Bob Dylan en demi-teinte que nous avons applaudi avec force loyauté quelques jours auparavant, Hubert-Félix Thiéfaine, avec ce lyrisme un peu rentré qu'on lui connaît, cette inapaisable fêlure qu'il trimballe par devers lui, a donné une authentique leçon. D'ailleurs, si j'avais déjà connu Bercy survolté, c'est bien la première fois que je vois Bercy debout, entendez tout Bercy, fosse et gradins. Deux heures trente durant, celui qui, à soixante-trois ans, sort d'une épreuve dont il ne cache pas ce qu'elle a eu ou aurait pu avoir de définitif, a donné à beaucoup l'impression de ressusciter sous les yeux d'un public qui n'en espérait pas tant.

Dans le sas qui mène à la fosse, les choses avaient bien commencé : cela sentait bon l'herbe tendre, de Provence et d'ailleurs. Nostalgie d'un temps d'avant les lois de l'hygiénisme sanitaire et social et à laquelle les organisateurs ne peuvent pas grand-chose, si ce n'est, pour la forme, se fendre au micro d'un rappel à l'ordre déjà résigné. Les choses vont très vite : on sait d'emblée, dès les premiers accords, que c'est réussi ; ce sont des choses que l'on sent : une manière de s'installer sur la scène, de cristalliser l'entente entre les musiciens, de regarder la salle, d'être immédiatement dans sa voix. Pour ne rien dire de la qualité d'un son dont, il est vrai, n'ont joui ni Mark Knopfler, ni Bob Dylan, quelques jours plus tôt. Thiéfaine n'a pourtant pas spécialement facilité les choses en commençant son récital par un titre très peu connu, mais très beau, long, grave et hypnotique, Annihilation (Qui donc pourra faire taire les grondements de bête / Les hurlements furieux de la nuit dans nos têtes.) Thiéfaine réussit là où tant d'autres échouent car il semble ne jamais éprouver le besoin de se distinguer. Son génie, car c'est bien de cela qu'il s'agit, n'a pas besoin de se donner des apparences. Thiéfaine est sur scène comme on s'imagine qu'il est depuis à peu près toujours, pudique, troublant, habité, d'une théâtralité qui n'est pas de spectacle mais de métaphysique. Et s'il faut bien reconnaître que son public est, au bas mot, hétéroclite, qu'il a lui aussi sa part de dingues et de paumés, rien ne fait oublier à Thiéfaine l'origine de son chant.

Car Thiéfaine est un bloc. Est-ce, au fond, sa musique, toute sa musique, que l'on aime ? ou n'est-ce pas plutôt que nous nous sommes sentis, dès l'adolescence, en collusion immédiate avec ces univers viscéraux, opaques, abscons, prophétiques et surréalistes en diable, volontiers morbides, obstinément réfractaires à toute taxinomie. Le public, dans son immense majorité, ce soir comme tous les autres soirs, écoutait déjà Thiéfaine il y a vingt ou trente ans de cela ; et si les deux derniers albums ont probablement élargi un peu son audience, c'est pour toucher un auditoire qui n'est probablement pas thiéfainiste : je veux dire par là qu'il n'adhérerait pas aussi spontanément, pour des raisons qui tiennent autant à l'évolution des goûts qu'à l'esprit du temps, à ses premiers albums. Le fil rouge est là pourtant : du Chant du fou (1978) à La ruelle des morts (2011) en passant par Alligator 427 (1979) ou Soleil cherche futur (1982), il s'agit du même ressassement lyrique, de la même sonde jetée à la face de la même part fêlée de l'humanité. Que Thiéfaine s'exprime en musique est une chose, mais on ne peut le dire ainsi que si on a conscience de la vision du monde qui s'y joue. D'ailleurs sa musique est-elle trop touffue, trop imbriquée, trop mêlée pour se laisser piéger au carcan du registre ; du rock, du blues, de la folk, il aime certainement cette pulsation unique et centrale et roborative qui charrie l'abandon, l'hypnose, la méditation organique ; aussi sa musique est-elle aussi profondément littéraire que ses textes : il s'agit bien, par une voie ou une autre, par le rythme ou par le verbe, d'investir la langue de l'humain, de jouer de  ses élasticités, de renvoyer à l'univers son goût de cendre, de brumaille et d'hébétude.

Ce qui permet peut-être de comprendre pourquoi chaque concert de Thiéfaine ressemble toujours un peu à une rétrospective : non de sa carrière mais de sa trajectoire, de son existence. Que le dernier album - qui n'est pas mon favori, mais peu importe - soit largement évoqué (Fièvre résurrectionnelle / Infinitives voiles / Petit matin 4.10 heure d'été / Garbo XW machine / Ta vamp orchidoclaste / La ruelle des morts / Les ombres du soir / Lobotomie Sporting Club), cela ne représente jamais qu'un tiers du concert. Et si le public célèbre le culte de Loreleï Sebasto Cha ou de La fille du coupeur de joints, c'est bien sûr pour éprouver le plaisir un peu grégaire de la communion, mais c'est aussi parce qu'il sait que ces chansons-là sont devenues bien plus que des chansons : des rituels, des butées, des repères, des balises posées sur le kaléidoscope de l'existence. Thiéfaine les chante avec la même naïveté intacte, la même énergie lasse, cela réveille toujours en lui ce qui ne bouge pas, qui ne s'altère pas, ce temps où il eut l'énergie, donc, d'écrire ces chansons qui sont aussi incongrues qu'elles sont devenues populaires, aussi désinvoltes d'apparence qu'ancrées dans un certain imaginaire.

Qu'est-ce qu'un concert mémorable ? Etant entendu que se joue toujours, lors de tout concert, autre chose qu'une seule réussite musicale ou technique : c'est toujours un passage à l'acte ; non une épreuve, mais une mise à l'épreuve de soi-même. D'aucuns y font peut-être face avec nonchalance ou désinvolture - le temps les oubliera. Pour une personnalité comme celle d'Hubert-Félix Thiéfaine, on peut imaginer que son expérience de la scène, si elle atténue peut-être certaines angoisses (et encore cela vaudrait-il la peine d'être vérifié), ne change rien au fait qu'il y engage toujours beaucoup. Il ne s'agit pas tant de contenter un public qui à payé pour cela que de se rappeler à soi-même la relative gravité, au moins l'importance de chaque chose. Thiéfaine est de ces artistes (ce en quoi d'ailleurs il en est un, et parmi les plus grands) qui ne cherchent pas sur scène à prouver ou à justifier leur condition d'artiste, mais qui continuent à vouloir y sublimer la mélancolie, l'incomplétude, les affres, pourquoi pas, de l'existence. Bien sûr, il y a du spectacle. Bien sûr, il y a des lumières, des fumées, des effets. Mais c'est comme si même Thiéfaine ne les voyait pas, comme s'il passait par-dessus. Il chante la mort, les fous, les dépendances, les trous noirs et la société, et il chante toujours pour la première fois car il a en lui la puissance fragile et délicate et taraudée du poète. Le moment, évidemment touchant, où il entonne Mathématiques souterraines avec son fils Lucas (souvenez-vous de Tita Dong Dong Song : "Lucas look at me"), dévoile une joie discrète, mêlée de fierté paternelle et de pudeur personnelle ; cela aurait pu être lacrymal, et après tout, le meilleur des publics a bien droit à sa sensiblerie. Seulement, voilà, rien, chez Thiéfaine, n'est jamais clinquant, rien n'est jamais inélégant. Thiéfaine est passé à travers l'exhibitionnisme du temps, il est celui qui peut s'enorgueillir de remplir Bercy (ou peu s'en faut) tout en sanctuarisant son art, celui qui peut transformer chacun ou presque de ses disques en disques d'or sans que jamais aucune lubie ne le fasse dévier de son chemin d'airain. Ce n'est pas pour cela qu'il s'est agi d'un concert exceptionnel mais, sans cela, sans cet état d'esprit-là, il n'aurait été qu'un très grand concert.

1er extrait : Entrée sur scène / Annihilation


Hubert-Félix Thiéfaine - Entrée sur scène + Annihilation - Bercy, 22/10/2011

2ème extrait : Loreleï Sebasto Cha


Hubert-Félix Thiéfaine - Lorelei Sebasto Cha - Bercy, 23/10/2011

3ème extrait : Le chant du fou


Hubert-Félix Thiéfaine - Le Chant du Fou - Bercy, 22 octobre 2011

4ème extrait : Confession d'un never been

 
Hubert-Félix Thiéfaine - Confession d'un never been

5ème extrait : Mathématiques souterraines (avec Lucas Thiéfaine)


Hubert-Félix Thiéfaine (et son fils Lucas) - Mathématiques souterraines 

6ème extrait : Autorisation de délirer / Alligators 427

 
Hubert-Félix Thiéfaine - Autorisation de délirer / Alligators 427 

7ème extrait : La fille du coupeur de joints


Hubert-Félix Thiéfaine - La fille du coupeur de joints 

21 octobre 2011

Jean-Marie Dallet - Encre de guerre

Jean-Marie Dallet - Encre de guerre
A
près avoir découvert l'admirable Au-delà du tropique, je voudrais à nouveau attirer l'attention sur Jean-Marie Dallet, écrivain dont je ne suis pas loin de penser qu'il est, décidément, assez exceptionnel.

Encre de guerre, qui date d'il y a un peu plus de trois ans, est du même tonneau, je veux dire de la même excellence. D'un abord plus direct, d'une composition plus immédiate, ce roman à l'allure peut-être moins déroutante n'en continue pas moins de témoigner d'un art de la narration en tous points exemplaire, d'une sensibilité d'écorché vif qui donne au livre des pages remarquablement belles (on pensera par exemple - mais pas seulement - au séjour en maison de retraite de la mère, puis à sa disparition), pour ne rien dire d'une langue toujours aussi vive, ingénieuse, dont le caractère proprement saisissant tient aussi au fait qu'on ne saurait dire s'il relève davantage d'une forme d'oralité, forme charnue, gouleyante, abrupte, que d'un ciselage permanent.

L'histoire, dont on distingue assez vite la part intime, voire autobiographique, relate l'existence d'un homme plutôt bourru, pas franchement liant, esseulé, pendu au fil d'une désocialisation toujours imminente, n'ayant de contacts avec ses congénères que circonstanciels ou tarifés, et puisant son énergie dans un univers dont il aime probablement la caractère rugueux, presque égrillard, mais fraternel, et non sans flamboyance. Car si Dallet nous promène de Toulon à Tahiti via l'Algérie et nous fait déambuler à travers le beau et noble Paris, c'est en y accompagnant le petit monde des inadaptés, des éclopés et des perdants, des manoeuvres et des prostituées, dont la détresse sociale, l'impasse personnelle à laquelle ils sont confrontés, n'altère jamais une certaine grandeur d'âme - il n'est d'ailleurs pas impossible que, pour Dallet, cette survie dans l'échec, survie résignée, taiseuse, constitue aussi une condition de ladite grandeur d'âme. Il s'agit donc d'un personnage assez rude, qui des femmes est surtout attiré par leur croupe, et qui noie dans l'alcool solitaire une existence que la naissance plaça d'emblée sous le signe de la mort et de l'aventure solitaire. Ainsi remonte-t-on le fil du siècle, le grand-père mort à la guerre, le père mort à la guerre, et l'Algérie, et cette mère, donc, que la raison finit par abandonner, achevant de le rendre orphelin du monde.

Reste l'écriture, matière de chairs vives et d'épidermes à sensations, où l'on pourra reconnaître un peu du timbre d'un Céline, et, chez nos contemporains, la densité poétique et l'attention au réel d'un Lionel-Edouard Martin. Cette écriture toujours aussi cabossée, quoique, par nécessité, moins luxuriante, moins baroque que dans Au-delà du tropique, sublime un récit parfois brutal, viscéral, et en exhausse la troublante sensibilité.

Travaillant comme éditeur aux éditions du Sonneur, mes recensions d'ouvrages émanant de cette maison ne seront publiées que sur ce seul blog personnel.

 

18 octobre 2011

Mark Knopfler éclipse (un peu) Bob Dylan à Bercy (+ extraits vidéo)


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Soirée excessivement sage, hier à Bercy, qui accueillait donc ce que l'histoire du rock et de la musique folk, blues et country, dans la très large acception de ces termes, a produit de plus consistant et de plus enthousiasmant depuis plusieurs décennies : deux de ces hérauts qui, à leur manière, ont donné naissance à des courants musicaux pétris de tradition et d'intuition, aussi soucieux de leurs héritages que de leur legs, et, pour l'un d'entre eux au moins, incarné la protestation d'une époque. On n'en mesurera que mieux l'incongruité d'une salle sans fosse, transformée en un respectable parterre de sièges en velours rouge (il est vrai que le public n'a plus vingt ans - ni même quarante -, et qu'on vient davantage, ce soir, pour célébrer une grand-messe en famille que pour éprouver la transpirante énergie du rock'n'roll.) Il faudra attendre le dernier quart d'heure du set de Mark Knopfler pour que le public envoie valser tout ça et se rue sur les devants la scène, apportant un peu de chaleur à cette salle tristement orwellienne - où l'on finit presque par se battre pour, entre les deux parties, gagner le sas de décompression et griller sa cibiche, dûment encadrés par des gorilles fluorescents exhibant musclette et oreillettes : soit dit en passant, le public des CSP + ne se tient pas mieux que les autres. Bref.

A ces deux hérauts, d'ailleurs, le gigantisme ne va pas. On ne comprend (que trop) les raisons qui conduisent à limiter la charge des tournées et à les concentrer en une poignée de dates : mais ce qui convient à Rammstein ne convient pas à des musiciens tels que ces deux-là, dont on voudrait pouvoir entendre le timbre cassé et le murmure des doigts sur les frettes ; pas plus d'ailleurs qu'il IMG_0004ne convient à un public qui, s'il aime cette musique, doit en aimer d'abord l'émotion contenue, la nostalgie un peu joueuse, l'intimisme - et, pour Knopfler, la virtuosité.

A cette note dubitative s'ajoutent quelques autres motifs de mécontentement, même relatif. Ainsi du sentiment d'avoir été un peu floué : ceux qui prêtaient foi aux organisateurs clamant que Knopfler et Dylan se partageraient la scène en sont pour leurs frais : de la formule, il fallait retenir l'ambiguïté. Ainsi y eut-il deux concerts parfaitement distincts, Knopfler et Dylan jouant successivement IMG_0033et sensiblement le même temps (assez court), le premier ayant pour charge supplémentaire de jouer à l'étalon : ceux, immensément majoritaires, qui s'attendaient à le voir rejoindre Dylan sur scène attendent toujours. Le son, enfin. Très correct, il faut bien dire, pour Knopfler (on peine à écrire : pour la première partie), il fut à tout le moins approximatif pour Dylan. La section rythmique, notamment la contrebasse, claquait bizarrement, avec quelque chose de creux, métallique, saturé : quant à la voix de Dylan, sur-mixée, sur-amplifiée, des spirales d'écho lui faisaient perdre un peu de sa singularité, même si le débit sec, traînant, n'a, en soi, rien perdu de son charme.

Il ne s'agit pas ici de comparer les deux parties du concert. Si Knopfler et Dylan ont bien des choses en commun, les deux ont évolué sur des registres un peu différents, Dylan n'hésitant plus à traîner ses guêtres du côté d'un quasi rockabilly, Knopfler revendiquant de plus en plus ses tentations gaéliques. Par ailleurs, Knopfler incarne dans le rock l'image même du cool, cette grâce un peu dégingandée, ce petit air de chien battu, ce visage d'adolescent au cheveu gris, ce refus presque maniéré du spectacle, du jeu visuel, du show : il joue à Bercy comme il jouerait dans la salle municipale de la plus modeste contrée, et s'il est vrai que c'est là un esprit dont on appréciera, en ces temps de grande débauche, la profonde humilité, l'on ne peut pas non plus réprimer la petite voix qui nous souffle que, dans ces conditions, autant ne pas choisir Bercy... S'agissant de Dylan, c'est un peu différent : c'est qu'il est un peu plus cabotin. Aussi ne déteste-t-il pas surjouer son rôle de personnage renfermé, un tantinet ombrageux, et, pour ainsi dire, presque désagréable. Pas un mot, pas un signe, pas un salut, pas même un rappel, un simple geste de la tête pour dire adieu et signifier que c'en est fini (il aurait pu, peut-être, faire mine de soulever son chapeau.) Autant le groupe de Knopfler existe, ses musiciens se regardent, se sourient, se répondent, autant le groupe de Dylan a quelque chose d'un agrégat d'individualités, qui marquent leurs territoires propres, un peu avares d'elles-mêmes, cherchant à créer, avec plus ou moins de subtilité, une sorte de posture d'hommes en noir tels que, peut-être, un Tarantino pourrait vouloir les filmer. Enfin quoi, oui, il m'a manqué de voir un groupe, quelque chose de cohérent, homogène, fraternel. Le jeu de jambes un peu stéréotypé de Dylan et ses quelques pas de danse ne suffisent pas à donner beaucoup de chaleur à cette représentation roborative, certes, mais un peu froide, et à chasser la vilaine idée que tout cela est tout de même fait un peu par-dessus... la jambe. Cela ne signifie pas que ce soit mauvais, c'est entendu, et Blind Wille McTell, Things Have Changed, Ballad of a Thin Man, All Along the Watchtower, constituent de jolis moments, qui plus est interprétés par des musiciens très en place : simplement, là, ce soir, ces titres n'accédaient pas au niveau de la légende.

C'est l'avantage de Knopfler, dont on n'attend pas une quelconque prestation, mais seulement une sorte d'excellence dans l'interprétation. Et si ses compositions, depuis quelques années, n'ont pas l'éclat, l'originalité, pour ne rien dire de l'ambition des premiers temps de Dire Straits, elle sont assumées et revendiquées avec un tel naturel, une telle aisance, qu'elles touchent sans peine un public qui plus est conquis par ce jeu de guitare somptueux, précis, fluide, riche d'une très belle variété de timbres et de sonorités ; Knopfler, pour moi, a toujours été au rock ce que Metheny est au jazz, le genre de type à pouvoir tout jouer tranquillement, le virtuose capable d'aller arracher le silence, soucieux de donner une atmosphère à chaque composition. L'efficace et straitsien What it is, en ouverture, fera semblant de donner le ton, et il n'est pas désagréable d'entendre ces musiciens, violon, accordéon, banjo, cornemuse, investir l'héritage celte et y puiser une certaine gaieté désuète. Et si le rappel (au moins, il y en eut un) convoque un titre qui m'a toujours semblé un peu faible de Dire Straits (So far away), on est content, tout de même, d'avoir un aperçu de l'album promis pour 2012, avec ce chouette morceau qu'est Privateering. Sur scène, donc, la prestation est un peu molle, sage, attendue sans doute, mais, musicalement, il n'y a pas grand-chose à redire.

Avec Dylan, on a parfois l'impression que le public force un peu son enthousiasme, et sans doute a-t-il raison de le faire : on ne négocie pas son admiration avec une légende, on la lui accorde, inconditionnelle. Et parce que c'est lui, on réclame sans plus tarder un rappel, ne serait-ce qu'un seul. Mais non. Les lumières de la salle ne mettent pas dix secondes à se rallumer. Les gens se regardent, l'air un peu surpris, déçus, pas même le temps de fredonner sur les derniers accords de Like a Rolling Stone. Sûr que certains, en rentrant, vont ressortir quelque vieille galette : c'est du sûr.

Premier extrait : Mark Knopfler - Privateering (inédit, il devrait figurer sur un prochain album, courant 2012) + le tout début de Song for Sonny Liston.


Mark Knopfler, Privateering - Bercy, 17 octobre 2011

Deuxième extrait : Bob Dylan - Entrée sur scène + Times Have Changed


Bob Dylan, Times Have Changed - Bercy, 17 octobre 2011 

 

13 octobre 2011

E.W. Heine - Qui a assassiné Mozart ?

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oici un petit ouvrage fort plaisant, dont il ne faut pas attendre davantage qu'un agrément de bonne qualité, mais qui déborde d'érudition, de facétie et d'originalité. Ernst Wilhem Heine s'y pose en effet des questions décisives sur la mort de ces quelques légendes de la grande musique que furent Mozart, Haydn, Paganini, Berlioz et Tchaïkovski. Non que ce choix infère d'une mélomanie particulière, mais parce que certaines rumeurs (qui ne sont pas, suivant la formule, toujours infondées) n'ont jamais cessé de courir sur la mort de ces géants. Si le texte qui donne son titre à ce recueil est peut-être un tout petit peu tiré par... la perruque, on ne fait ensuite qu'éprouver une curieuse et légère délectation à savoir ce qu'est devenue la tête de Haydn (et à savoir, d'abord, pourquoi elle fut coupée), à essayer de comprendre ce qui s'est passé dans l'existence de Paganini au point que le virtuose en subjuguât les plus grands musiciens de son temps (Chopin y voyant "la perfection absolue" et Berlioz disant de lui qu'il "est de ces titans qui, de loin en loin, règnent sur le royaume de leur art, puis abdiquent sans laisser de descendance.") Berlioz, d'ailleurs, devra à Paganini une fière chandelle - mais cela ne va-t-il pas sans quelque ambiguïté ? Enfin est-il suffisant de s'en prendre à une eau polluée pour expliquer la mort de Tchaïkosvki ? la société de son temps n'y est-elle pas un peu pour quelque chose... ?

Autant de questions qui ne s'adressent pas, loin s'en faut, aux mélomanes avertis et/ou aux illuminés de la petite histoire dans la grande, mais à tous ceux qui pressentent ou savent bien que se passe toujours quelque chose de sourd et d'inquiétant dans la coulisse des grands hommes. Heine mène l'enquête sans plus de souci littéraire que celui d'instruire en divertissant (ou l'inverse), et il le fait avec esprit et habileté. Sans que l'on en sorte parfaitement rassuré, et c'est heureux, quant à ce qui se produisit vraiment aux abords de la mort des grands hommes...

E. W. Heine, Qui a assassiné Mozart ? et autres énigmes musicales - Traduit de l'allemand par Elisabeth Willenz - Éditions du Sonneur, mars 2011 (édition originale : 1984).

Travaillant comme éditeur aux éditions du Sonneur, mes recensions d'ouvrages émanant de cette maison
ne seront publiées que sur ce seul blog personnel.

 

12 octobre 2011

Les sorties du Sonneur

Deux livres rejoignent ce mois-ci La Petite Collection du Sonneur : En quête du rien, de William Wilkie Collins, et Les éperons, de Tod Robbins.

William Wilkie Collins - En quête du rienDe Wilkie Collins, grand ami de Dickens, on dit qu'il fut un des plus grands précurseurs de la littérature policière. On a oublié, d'ailleurs, combien était grande sa popularité, combien les lecteurs se précipitaient sur les feuilletons qu'il publiait en revues ou en magazines, sans parler des quelques polémiques que suscitaient des textes toujours plus ou moins sarcastiques et un genre de vie souvent qualifié d'immoral - il mettait une telle ardeur à consommer l'opium qu'il disait n'avoir presque aucun souvenir d'avoir écrit l'un de ses romans à succès, La Pierre de lune.

En quête du rien n'est probablement pas ce qu'il commit de plus éblouissant. Ce petit texte n'en est pas moins sémillant et caustique à souhait : il faut imaginer ce que l'on put dire, en 1857, de ce personnage à qui le médecin ordonne le calme et un absolu repos (jusqu'à l'interdiction de penser), dans une société bourgeoise aux aspirations très industrieuses. Sans nullement constituer un chef-d'oeuvre, tant le propos manque tout de même un peu d'étoffe, l'on ne peut s'empêcher de sourire aux remarques de cet esprit que rien ne semble plus amuser que de prendre ses contemporains à rebrousse-poil, et pour lequel, on s'en doute, il ne sera guère aisé de trouver le calme escompté : "En ce monde de vacarme et de confusion, je ne sais où nous pourrons trouver le bienheureux silence ; mais ce dont je suis sûr à présent, c'est qu'un village isolé est sans doute le dernier endroit où le chercher. Lecteurs, vous que vos pas guident vers ce but qui a nom tranquillité, évitez, je vous en conjure, la campagne anglaise." A lire, donc, avec un peu de malice, et en songeant à nos moeurs les plus contemporaines.

Tod Robbins - Les éperonsLe destin des Eperons (publié pour la première fois en 1923 sous le titre Spurs) sera tout autre, puisque Tod Browning s'en inspira largement pour réaliser Freaks (La Monstrueuse Parade), en 1932, film devenu culte dans les années soixante après avoir déclenché bien des batailles rangées et connu trente années de censure en Angleterre. Pour Tod Browning d'ailleurs, qui de la gloire ne connaîtra que son scandale, le film marquera à la fois l'apogée de la carrière cinématographique et le début d'un inexorable crépuscule.

De fait, on n'en mesure que mieux encore la folle modernité de cette nouvelle de Tod Robbins, condensé du meilleur esprit de la farce, dont elle a tous les groteques attraits, de la fable, car elle n'en est pas moins édifiante à sa manière, et de la satire, tant c'est aussi de l'époque que Robbins se moque. Peut-être pourrait-on dire qu'il use des personnages de foire comme La Fontaine usait des animaux : non tant pour se moquer des hommes que pour en déplorer la suffisance et la bêtise. J'ai toujours pensé qu'il y avait aussi une part de mélancolie, voire de colère, dans ce registre qui conduit le lecteur à louvoyer entre hilarité, stupéfaction, cynisme gourmand et voyeurisme grand-guignolesque. Dans le genre, Les éperons nous donnent une petite leçon de maîtrise et de composition : c'est vif, roboratif, implacable, et d'une concision narrative dont le goût du détail ne pâtit jamais.

La préface des Eperons est de Xavier Legrand-Ferronière. Les deux textes sont traduits par Anne-Sylvie Homassel.

 Travaillant comme éditeur aux éditions du Sonneur, mes recensions d'ouvrages émanant de cette maison ne seront publiées que sur ce seul blog personnel.

11 octobre 2011

THEATRE : L'avare - Molière - Comédie française


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ue les souvenirs de collégien ne dissuadent personne de replonger dans cette pièce qui n'en finit pas de réjouir depuis sa création en 1668. On y vérifiera alors combien la langue peut y être populaire et châtiée, pudique et dévergondée, vive et complexe. Combien aussi, en dépit de ce que l'on croit en savoir, tant L'avare appartient depuis longtemps au patrimoine commun, elle autorise d'interprétations, même si message et personnages ne laissent guère de place à l'ambiguïté. Qu'à leur tour viennent s'y confronter la grande Catherine Hiegel et le non moins prestigieux Denys Podalydès, voilà bien le signe réjouissant, outre que c'est naturellement pour eux un défi que de se colleter avec le ressassé, que Molière n'en finit pas de nous parler.

Le pari de Catherine Hiegel, pari réussi, était pourtant sans doute plus délicat qu'il n'y paraît. Car, à ce niveau de théâtre, j'ai dans l'idée qu'il faut savoir faire face à certaines tentations irrépressibles. Celle, tout d'abord, de vouloir à tout prix se distinguer : cette pièce a fait l'objet de tant d'interprétations, et pour d'aucunes immensément prestigieuses, que le risque était grand d'aller quérir l'originalité à tout prix, et ce faisant de chercher à rétrécir un peu le champ des comparaisons. Celle enfin qui consisterait, dans un souci bien compris de mise au goût du jour, à en gommer les aspects les plus anciens, à en ôter la patine. Que Catherine Hiegel ait contourné avec aisance ces deux profonds écueils n'est pas pour nous surprendre : cela ne l'en rend pas moins louable. Aussi est-ce une troupe relativement jeune qui se produit sur la scène du Français, dans un décor mêlé de simple et de somptueux, d'épure et de majestueux. A l'instar des costumes, attendus mais très justes, dégageant ce qu'il faut de dignité bourgeoise et de vantardes fanfreluches - la palme de la tartufferie revenant bien sûr au seigneur Anselme, incarné par le toujours excellent Serge Bagdassarian, Harpagon étant accoutré de manière plus austère qu'un corbeau, autrement dit vêtu avec la frugalité que requiert son éthique...

Ni excès d'originalité, donc, ni révérence outrée au passé, pour cette adaptation à vocation populaire. Bien sûr, les comédiens, spécialement les plus jeunes, peuvent avoir une infime tendance à cultiver une certaine différence, chose qui d'ailleurs ne s'observe que dans les détails : une certaine gouaille un peu relâchée, une attitude corporelle, une manière de regard. Toutefois, seule l'impressionnante Dominique Constanza, qui incarne Frosine (l'entremetteuse), appuie plus sciemment sur la touche moderne : c'est à la fois terriblement efficace et un tout petit peu anachronique, et j'avoue avoir L'avare 2parfois hésité entre l'admiration pour sa présence, très forte et très souveraine, et un léger doute quant à manière assez actuelle de lancer ses reparties très goguenardes. Il n'en demeure pas moins qu'elle sait prendre dans cette représentation un rôle tout à fait essentiel, et qu'elle n'est pas pour rien dans l'énergie interne de certaines scènes disons plus rentrées.

Reste, bien sûr, Harpagon, car c'est tout de même sur ses épaules que repose l'édifice. Et on a beau s'appeler Denis Podalydès, ou, même, parce qu'on s'appelle Denis Podalydès, le risque n'était pas mince d'échouer au double devoir théâtral de conserver à Harpagon ses traits distinctifs et de l'incarner d'une manière suffisamment singulière pour n'être pas vaine. A cette aune, il faut bien reconnaître que le comédien excelle, faisant montre du même talent dans la facétie que dans le drame - fût-il feint -, de la même ardeur dans la pitrerie individuelle que dans le jeu collectif. Et s'il faut une belle énergie pour tenir un tel rôle, ce serait très insuffisant si elle ne se doublait d'une volupté à jouer la langue, d'un plaisir potache à la faire sonner, à en exhausser les silences, à en extraire ce qu'elle contient de résonances, de sonorités alambiquées et de sens cachés. Car la drôlerie ne résume pas Harpagon, être absolument abject s'il en est : il y a aussi, il doit y avoir aussi, dans son abjection, une once, non d'humanité, mais d'incertitude, de jeu, peut-être l'ombre d'un certain mystère irrésolu. Naturellement, pour les besoins de la cause et du personnage, la question ne doit pas se poser de sa moralité ; il faut toutefois que la figure du comédien n'anéantisse pas ce qui fait de lui un personnage que l'on pourrait aussi vouloir comprendre. Or Podalydès a suffisamment de ressort et de cartes dans son jeu pour, à des moments très choisis, laisser entrevoir une peine, un malaise, une ambivalence. Un beau moment de théâtre, donc, et, j'ai plaisir à le consigner, un baptême du feu théâtral réussi pour mon fils, qui, à l'instar d'autres enfants que je voyais dans la salle, rit franchement à ce texte dont la langue nous est pourtant, avec le temps, devenue assez lointaine. Preuve ultime, s'il en fallait encore, du caractère atemporel et universel de cette pièce - et des petits travers humains dont elle se fait l'écho réjoui...

L'avare, comédie en cinq actes de Molière. Mise en scène : Catherine Hiegel.
Visiter le site de la Comédie française.

 

29 septembre 2011

Souvenir du banquet littéraire de Lieuran-Cabrières

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Samedi 17 septembre dernier, se ltenait à Lieuran-Cabrières (Hérault) le premier banquet littéraire de la commune. Conséquemment, il y fut question de bon manger et de bien lire - nobles questions déjà abordées la veille avec l'association piscénoise (de Pézenas, merci de suivre) "Aux livres, citoyens !"
Voici donc, témoignage de ma gratitude, ce que je peux en dire aujourd'hui.

*

L’on peut bien, exceptionnellement, faire un peu mentir le grand Montaigne et sa maxime d’intransigeant humanisme : « Ne fault pas tant regarder ce qu’on mange qu’avecques qui on mange. » C’est que, par la force des choses, notre homme n’eut pas IMG_0098le loisir d’être convié au premier banquet littéraire de Lieuran-Cabrières : j’eus, moi, quoique n’ayant ni l’aura ni le génie de ce gourmet de philosophe, le privilège d’en être l’hôte, et d’honneur avec ça ! Pour ce qui est de « ce qu’on mange », la chose prête davantage à sieste homérique qu’à oisive discussion : terrine de vairadèls, pathérèse et tourte aux épluchures de patates m’auront laissé un peu d’ardeur (et de panse) pour attaquer, et féroce avec ça, la chichoumeye de grand-mère, la sombre gardianne aux olives noires, la sauce de l’homme pauvre ou l’ineffable croustade de Clermont, fines gueules et autres picoreurs de bon goût ne ratant pas une miette des goloubtsys, chous farcis, oui, et à la russe, mais savamment concoctés par nos lettrés lieuranais.

Car on aime ici autant les mots que les mets, on se sustente d’autant d’esprit sain que de bonne chère, et c’est dans les livres IMG_0078de la littérature du monde que l’on s’en va puiser les recettes du jour. Car où Montaigne, après tout, ne pouvait avoir complètement tort, c’est qu’on ne saurait civilement apprécier la succulence dans la mauvaise compagnie de gnafrons sans esprit : comme il eût pu le dire : bombance sans conscience n’est que ruine de l’âme. Dame ! c’est que d’âme on ne manque point, à Lieuran-Cabrières, et s’il est vrai qu’au dessert on dévore les livres, fussent-ils de très proustienne mousse au chocolat, ce n’est pas tant la chair que l’on vient honorer que son esprit. Foin de brutales ripailles, donc : il faut être un peu artiste, sans doute, pour aux belles lettres prêter un tel estomac. Les vertus du Petit vin blanc et les gouleyances de L’âme des poètes méritaient bien que l’on chaloupât entre deux lectures et que l’on cédât aux chants de sirènes (où l’on retrouve Homère) d’une scie qui ne fut pas moins spiritueuse que musicale. Je maudis mon prochain – je veux dire : j’envie mon successeur. Qui enfin, à son tour, saura ce que manger veut dire.

20 septembre 2011

Le Magazine des Livres, n° 32

Le Magazine des Livres, 32


L
e Magazine des Livres
, qui n'en finit pas de peaufiner et d'améliorer sa formule, vient de paraître.

J'y recense deux romans que l'on attendait beaucoup lors de cette rentrée littéraire : celui de David Vann, Désolations, paru chez Gallmeister, et celui d'Antoni Casas Ros, Chroniques de la dernière révolution, chez Gallimard.

Le numéro étant comme toujours très riche, il ne s'agit pas de s'intéresser à tout. Je recommanderai de prêter attention aux entretiens réalisés avec Stéphane Audeguy, Eric Bonnargent, Antoni Casas Ros et Georges Flipo. La carte blanche de Pierre Jourde attisera vraisemblablement quelques commentaires. Mention spéciale enfin aux articles de Jean-François Foulon sur Dostoïevski et de Frédéric Saenen sur Fritz Zorn.

 

 

 

5 septembre 2011

Une critique de Murielle-Lucie Clément (Aventure littéraire)


Murielle Lucie Clément vient de publier, dans le magazine Aventure littéraire, une belle et élogieuse critique du Pourceau, le Diable et la Putain.

Quatre-vingt-quinze pages de ronchonnements, de pitreries et de réflexions. Le Pourceau, le Diable et la Putain de Marc Villemain conduit son lecteur dans les méandres du cerveau d’un homme qui, à l’inverse de son auteur, n’a rien, mais alors rien d’un humaniste. Rien donc d’autobiographique dans cet opuscule, cette grande nouvelle à la Prospère Mérimée en plus acharné mais tout autant intemporelle. Cela dit, Marc Villemain, c’est tout de même la recherche de l’excellence que le lecteur averti peut distinguer à chaque phrase pour peu qu’il se mette à l’écoute du texte.

Il y a les pavés de neuf cent pages et plus et il y a les grands livres dont le poids ne se compte pas en pages, mais en contenu. Le livre de Villemain est de ceux-là. Oui, on imagine très bien quel opéra Bizet aurait pu faire de ce Pourceau, de ce Diable et de cette Putain. Oui, mieux peut-être, ce qu’en aurait fait un Alban Berg car en lisant le phrasé souple, musical, de Villemain on se laisse porter par une mélodie subtile tout en profondeur et, paradoxalement, tout en légèreté intense. Il est vrai que Villemain nous avait déjà habitué à cette écriture de haute voltige avec son superbe roman Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire, paru chez Maren Sell et ses nouvelles réunies dans Et que morts s’ensuivent au Seuil.

Léandre d’Arleboist, un vieillard misanthrope, auteur d’un ouvrage, Le Misanthropisme est un humanisme, mène son dernier combat dans un hospice, un mouroir, face à Géraldine Bouvier, l’infirmière et la putain du titre et son fils, le Pourceau. Léandre est octogénaire, grabataire et, plus que tout, acariâtre et vitupérant, fielleux contre la terre entière. Mais Léandre est lucide peut-être avant tout :

     Mais me voici parvenu à cet âge où l’amertume vaporise le souvenir de ces fleurettes, à la façon des cheveux blancs qui colonisent mon crâne. Ce n’est d’ailleurs pas un âge spécialement ingrat (on s’y prépare) mais, pour un homme de mon espèce, façonné dans l’auréole glapissante de la gente féminine, il s’agit de transmuer l’adoration quotidienne de la chair en une application chaque jour renouvelée à la jubilation des choses de l’esprit. Entreprise d’autant plus laborieuse que si un travail méthodique permet d’occulter ce que l’existence a pu receler d’un peu déplaisant, la mémoire sensorielle semble devoir rejaillir, plus vive et plus aimable, à mesure que la perspective des lombrics se fait plus écumeuse.

Dans Le Pourceau, le Diable et la Putain, Villemain transmet un monde par l’écrit, un monde à nul autre pareil, subjectif, certes, mais ô combien réel dans sa fictivité étincelante d’une vérité romanesque au mentir vrai.

 

30 août 2011

Archives : Soir 3, 29/10/09 - "Les nègres des politiques"

A titre d'archive : Soir 3 - "Les nègres en politique" - Reportage de Sandrine Rigaud - Diffusion : 29 octobre 2009


Soir 3 - 29 octobre 2009

 

24 août 2011

Une critique de Shangols

shangols


Le Pourceau, le Diable et la Putain
n’a peut-être pas la qualité de ses modèles (le spectre des misanthropes éloquents, qui va de Bogousslavski à Calaferte, et de Martinet à Léautaud, disons) ; mais il a suffisamment de talent pour en être l’outsider glorieux, c’est déjà pas si mal. Marc Villemain s’aventure donc sur les chemins de la colère pamphlétaire anti-genre humain, en signant l’amusant portrait d’un vieil homme en train de mourir. Pas mécontent de mourir d’ailleurs, puisqu’il trouve l’essentiel de la gente humaine absurde, méchant, dérisoire, crétin et méprisable. Il n’en exclut que sa salope d’infirmière, presque aussi haineuse que lui, et donc attachante, d’autant qu’elle est dotée d’attributs tout féminins qui réveillent un peu la libido assagie du narrateur. Tous les autres, son fils y compris, il les montre en pauvres idiots méprisables, retraçant sa vie faite de misanthropie aiguë à grands coups de sentences assassines.

CouvPourceauVillemain a une écriture brillante, le sens de la formule, le chic pour trouver le mot le plus grinçant possible pour fustiger les médiocres qui l’entourent. Nul doute que le bougre est virtuose, jonglant avec des phrases (parfois inutilement) complexes, adepte d’une écriture classique, classieuse, précise et musicale. Une fois accepté le système (écrire compliqué quand on pourrait faire simple, juste parce que c’est plus joli), on se marre bien devant ces phrases ciselées qui retombent sur leurs pieds avec maestria après être passées par mille circonvolutions risquées. On peut se fatiguer à la longue, par ce petit côté premier de la classe, qui regarde les autres de façon supérieure, qui écrit mieux que les autres et vous le prouve en sortant tout son cirque. On peut aussi regretter les auteurs cités plus haut en ce sens qu’eux au moins ont l’âge et l’attitude intellectuelle de leurs personnages haineux (Septentrion de Calaferte ou La Morue de Brixton de Bogousslavski sont le résultat d’une expérience longue de la vie, qui a abouti au rejet de la société ; Le Pourceau est le livre d’un jeune homme dont on doute un peu, du coup, de la sincérité). Mais ma foi, on aurait tort de bouder son plaisir devant la réelle méchanceté jubilatoire de ce roman, qu’on lit souvent avec des ricanements entendus. Bienvenue au club, Marc.

Lire la critique dans son contexte original : Shangols

 

5 août 2011

Jean-Marie Dallet - Au plus loin du tropique

Jean-Marie Dallet - Au plus loin du tropique


E
n refermant Au plus loin du tropique, je me suis demandé comment j'avais pu passer aussi longtemps à côté de Jean-Marie Dallet, dont le moins que l'on puisse dire est qu'il n'en est pourtant pas à son coup d'essai, puisque son premier livre, Les Antipodes (préfacé par Marguerite Duras) parut en 1968. Un peu honteux, donc, de n'avoir été plus alerte, il est grand temps de me racheter une conduite et de faire preuve d'un peu d'éloquence dans mon enthousiasme.

Ce petit chef-d'oeuvre de style et d'esprit met en scène cinq personnages, tous bannis du monde ou condamnés par lui à tel ou tel titre criminel. Assignés à résidence au paradis, signification en maori du mot Parataito, du nom de cet atoll où ils expient, ceux-là tâchent d'y édifier un monde pas trop invivable, guettant sans trop y croire la goélette pénitentiaire qui leur fera grâce des quelques restes de l'opulence continentale. Il y a là Ma Pouta, qui du temps de sa splendeur tenait à Papeete un bordel digne de ce nom où, dans les bras d'une de ses filles, le gouverneur hélas trépassa ; il y a Trinité, pauvre matelot métis, unijambiste et enfant de choeur à ses heures ; Pétino, chantre lyrique de Pétain depuis que celui-ci le décora pour avoir reçu en 1915 "un éclat dans la fesse droite" ; Corentin le curé, "condamné à souffrir pour toujours sur cet enfer posé sur les flots" parce qu'il fit en son temps couler le sang de la servante qu'il avait engrossée ;  enfin Ah You, le marchand chinois, celui sur qui les mioches jetaient des pierres, "voilà le Chinois qui pue, voilà Ah You le marchand de caca", parce qu'il conduisait la "carriole tirée par la mule pour gagner à l'aube la caserne où je recueillais merde fraîche, eaux usées à livrer aux cultivateurs, aux éleveurs de cochons." Ce sont des relégués, de pauvres bougres pleins de cicatrices et d'épais souvenirs, vaccinés de l'espérance et autres ressasseurs sans destin ; leur paradis est la poubelle du monde, faubourg tout indiqué pour y parquer la part faible et sans rémission de l'humanité. Maintenant, pourtant, ils y ont leurs habitudes, leurs rituels, ils y vivent en famille : ils y ont recréé le sentiment d'une communauté. Jusqu'à ce que le cyclone vienne faire échouer un marin sur leur rive - "Alors là de mémoire de frégate on n'a jamais vu ça, et les six oiseaux plongent en piqué vers l'île bouleversée par le cyclone d'où montent des vapeurs brûlantes, elles poussent des cris rauques, glissent en rase-mottes au-dessus de ce curieux équipage : qu'est-ce que c'est ? Comment peut-on se démener ainsi par cette chaleur mortelle ? Ah les vilains bonshommes, il vaut mieux reprendre de l'altitude (...)".

A chacun d'eux Jean-Marie Dallet donne non seulement une voix, mais un timbre, une corpulence, un sang, une singularité ; il nous oblige à les entendre, à entrer dans leur parler tortueux, drolatique et blasé, formidablement vivant pourtant, plein d'estomac, de chair lubrique et de généreuse colère. La clé de tout cela, c'est bien sûr la langue de Dallet, imprévisible, charnue, cabriolant entre syntaxe audacieuse et lexique baroque, une langue légère finalement, libre, aussi aérienne que sa texture est terrienne et férocement arc-boutée à d'antiques oralités. Chant lyrique, élégie des bas-fonds du monde autant qu'ode au tréfonds humain, critique sociale autant que tableau de moeurs, Au plus loin du tropique est ce qu'il convient d'appeler un petit bijou. Il était temps d'en parler.

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