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Marc Villemain

25 juillet 2011

Comte Eric Stenbock - Etudes sur la mort

Eric Stenbock - Etudes sur la mort


Les éditions du Visage Vert ont donc ce talent de ressusciter les morts. Ce qui est bel et bien la position dans laquelle se trouve le Comte Eric Stenbock, trepassé en 1865 à l'âge de trente-cinq après avoir fait une mauvaise chute sur la tête, et qui de son vivant n'aura laissé d'autre souvenir que celui d'un jeune homme très fortuné et aussi copieusement excentrique. Il meurt d'ailleurs très opportunément, si l'on peut dire, et comme nous l'apprend Olivier Naudin dans sa préface, le jour où s'ouvre à Londres le procès d'Oscar Wilde - on dit qu'ils se rencontrèrent. La traduction, pour la première fois en France, de ses contes romantiques, originellement publiés à Londres en 1894, est sans doute un petit événement pour tous les curieux de cette école décadente à laquelle on peut rattacher Eric Stenbock, autour duquel quelques légendes commencent donc à prendre corps.

Son écriture, sans tonitruance aucune, va pourtant à rebours de la profusion luxuriante à laquelle nous ont plutôt habitués les littératures dites gothiques. Stenbock est un esthète dont le style un peu las charrie une sorte de grâce imberbe, une douceur sourde, anxieuse, sophistiquée. Témoignant d'une sensualité naïve, mais toujours étrange et mélancolique, l'onirisme où, par petites touches, il conduit ses récits, laisse le lecteur sur l'agréable impression d'avoir traversé un autre éther, un monde presque pictural où le désir et la mort sont toujours, chez ce catholique fervent, dignes d'une 66828784certaine théâtralité. Mais tout se passe dans le calme, sans ornements, le plus naturellement possible. "L'unique passion de ma vie fut la beauté", fait-il dire à ce personnage de somptueux Narcisse que les circonstances enlaidiront au point de ne plus pouvoir être l'ami que d'un jeune aveugle. La jeunesse est d'ailleurs un autre thème de ce recueil, une jeunesse le plus souvent masculine, d'une beauté toujours inconsciente, presque hellénique, avec ses "beaux adolescents soufflant dans des conques", avec Lionel, "cette fleur exotique", ou Gabriel, "d'une nature moins cruelle et plus douce que le commun." La jeunesse est angélique et rédemptrice, comme la nature où s'uniront une petite fille et un albatros, comme cette "grande chenille verte" qui promet d'être "la larve du bonheur", comme la peau humaine dont le luthier trouvera usage pour tisser les plus belles cordes d'une viole d'amour. Il y a là un tragique sans pathos, d'une beauté moins formelle que spirituelle, d'une étrangeté qui n'a pas tant pour ambition de marquer les esprits que d'exprimer une certaine quête de soi. A lire en écoutant les Nocturnes de Chopin, et si possible avant de s'endormir. 

Etudes sur la mort, Contes romantiques - Comte Eric Stenbock - Editions du Visage Vert. Traduction : Olivier Naudin ; illustrations : Florence Bongui et Marc Brunier-Mestas.

Visiter le site du Visage Vert.

 

 

22 juillet 2011

Programme de l'été

Louis Janmot - Rayons de soleil

 

 

Sait-on jamais où nous mènent les errances estivales... Pour ceux que cela intéresserait ou qui auraient un peu de temps à perdre, je serai :

- le lundi 1er août dans l'Hérault, pour une causerie dans le cadre des Vagabondages littéraires en Haut-Languedoc.
Davantage d'informations ici.

- le samedi 13 août à Dinan (Côtes d'Armor), où je dédicacerai Le Pourceau, le Diable et la Putain à la librairie Le Grenier.
Davantage d'informations ici.

- le vendredi 16 septembre à Pézenas (Hérault), invité au salon qu'organise l'association Aux Livres, Citoyens !, puis, le lendemain, samedi 17, au banquet littéraire dont la table sera dressée par la bibliothèque municipale de Lieuran-Cabrières.
Davantage d'informations ici.

Iconographie : Louis Janmot, Rayons de soleil


16 juillet 2011

Entretien avec Joseph Vebret - Le Magazine des Livres


Le Magazine des Livre, n° 31, juillet/août 2011
Entretien avec Marc Villemain - Propos recueillis par Joseph Vebret

 

"L'écriture est souveraine"

Dans son quatrième livre, Le Pourceau, le Diable et la Putain, Marc Villemain met en scène un misanthrope mourant à travers un monologue où chacun en prend pour son grade. Réjouissant. Une belle écriture, assurément.


 

Le Magazine des Livres, 31 - Juillet-août 2011

Où avez-vous puisé votre inspiration pour ce nouveau roman, Le Pourceau, le diable et la putain, l’idée, le thème, le fil conducteur ?

Dans l’agonie d’un cloporte : je ne sais donc pas si cela mérite qu’on parle d’inspiration… ! Devant moi, donc, cette bête, les pattes à moitié brisées, cloporte éclopé. C’est ici que la conscience humaine (humaniste, allez savoir) entre en jeu : mon devoir était-il d'abréger son existence en l’écrasant d’un viril coup de talon ? ou était-il plus convenable que je prolonge une vie qui, selon toute probabilité, ne serait plus que d’impotence ? J’ai décidé de laisser faire la nature. Mais, en même temps que je voyais l’animal se dépatouiller, si vous me passez ce terrible jeu de mots, je commençai à écrire ce qui se déroulait, là, sous mes yeux. Et qui, pour en revenir à mon livre, ne sera finalement que de bien faible rapport avec lui ; c’est aussi ce que j’aime, dans l’écriture : qu’elle m’entraîne, qu’elle érige elle-même les conditions de son empire, moissonne de son propre chef la terre que j’irai sillonner. Elle est souveraine, et je lui laisse le plus volontiers du monde la jouissance de ce pouvoir sur moi.

Vos deux dernières productions proposent des formats courts, des nouvelles pour Et que mort s’ensuivent, moins de 100 pages pour ce nouveau roman. Est-ce un hasard ou le choix de vous orienter dans cette direction ?

Je ne décide pas plus du format de mes livres que de leur destination ; tout au plus me donné-je une orientation générale. Je ne peux en constater, comme vous, que le relatif laconisme. Ce qui ne va pas sans m’intriguer, soit dit en passant. La seule explication qui puisse parfois s’esquisser, et qui vaut ce qu’elle vaut, me plaît bien : ayant, à l’âge de dix-huit ans, subi une opération de chirurgie qui m’a privé d’un poumon, j’aime parfois me dire que la brièveté de mes livres serait comme le pendant, la conséquence peut-être, d’un souffle court. Je suis assez séduit, et amusé, par cette correspondance, assurément hypothétique, mais plausible, entre l’esprit et le corps.

Une part d’autobiographie ?

Le personnage principal de ce roman a quatre-vingts ans, il a été professeur d’université, il est mourant et hait son fils par-dessus tout. Accordez-moi au moins cela : j’ai la moitié de son âge, je n’ai connu l’université que de très loin et sur le tard, je n’ai pas trop à me plaindre de ma santé, et je ne suis pas avare d’amour envers mon fils. Non, sérieusement, les péripéties de mon existence ne justifieraient pas à elles seules que je me hasarde en littérature. En revanche, oui, bien sûr, on trouve toujours autour de soi mille et une petites choses dont il peut-être stimulant, enivrant, parfois nécessaire, de faire juter le suc qui, peut-être, irriguera l’œuvre. Dans mon cas, c’est assez secondaire : il s’agit surtout de paysages, de figures, de diverses perceptions, mentales, rétiniennes, de faits très menus et autres circonstances sans importance. Je ne m’en sers que pour fabriquer un décor sur lequel je pourrai asseoir une sensation, une tonalité, où je pourrai dessiner les contours d’un monde nouveau où j’accepterais et aurais envie de me sentir projeté.

Dans un roman, il y a le sujet apparent, l’histoire, qui n’est parfois qu’un prétexte, et le sujet profond, subliminal : qu’avez-vous voulu dire ou faire passer ?

Rien. Je ne veux rien dire, rien faire passer. Je ne suis pas un directeur de conscience, je cohabite avec le dubitatif. Et suis bien trop intimidé par le seul fait de vivre pour me sentir seulement autorisé à dire son fait au monde. Cela dit, il n’aura échappé à personne que je suis un humain, une carne gratifiée d’un vecteur de jugement. Même lorsqu’on ne veut pas regarder le monde, ce qui m’arrive plus souvent qu’à mon tour, on ne peut jamais empêcher le monde de venir à soi. Il a pour cela mille moyens à sa disposition, des intrusions publicitaires aux innombrables modalités du commerce entre les hommes, des bribes de parole recueillies dans la rue aux fréquentations obligées, de l’incrustation de lumière sur le capot d’une voiture au reflet du soleil sur la roche. Je suis ce qu’il convient d’appeler un contemplatif – celui qui considère par la pensée : je ne dis rien : j’éponge, je recrache.

Parallèlement à votre activité d’écrivain, vous vous orientez vers l’édition de fiction. Comment jugez-vous la littérature contemporaine ?

Ce qui m’intéresse dans la littérature est ce qui, chez elle, n’est pas explicitement contemporain – fût-elle, donc, contemporaine. Si l’on entend par littérature contemporaine celle qui intègre, donc officialise, homologue, les réflexes du temps, son lexique, qui donne à son impensé l’apparence d’une substance, éventuellement d’une essence, alors celle-là, en effet, ne m’intéresse pas – ce qui n’induit pas que sa qualité en soit nécessairement mauvaise, cela va sans dire. Ce qui m’intéresse, qui me touche ou m’emporte, c’est quelque chose qui pourrait avoir trait à de l’intemporel, quelque chose dont on pourrait dire, demain, que la part éventuellement contemporaine n’affecte pas l’actualité. C’est, en fait, la possibilité de lire un de mes contemporains en me disant qu’il pourrait être, qu’il sera peut-être, ce que l’on appelait naguère un classique. Tout le sel de cette appréciation induisant que nous soyons capables d’imaginer, non seulement la culture, mais les déterminants, les obsessions, le lexique, disons l’habitus, de nos successeurs et descendants : chose évidemment impossible, mais distrayante, excitante, et peut-être pas aussi vaine qu’il y paraît. Voilà donc un peu ce j’aimerais faire, et réussir comme éditeur : non repérer les classiques de demain, je ne suis pas fou !, mais affûter mon acuité, mon audace, et donner à lire des écrivains dont je sais qu’ils ne seront peut-être pas entendus de nos contemporains, mais dont je pressens, avec la colossale marge d’erreur de rigueur, qu’ils font déjà partie de l’épopée littéraire, d’un temps presque sans borne et sans détermination.

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Et l’écriture de la nouvelle génération ? Parleriez-vous de diversité ou de normalisation ? Le style est-il encore une priorité ? Qu’en est-il de la langue ?

Comment le dire ? Sur quels critères fonder notre jugement ? Tant de livres paraissent, que je n’ai pas lus et ne lirai jamais. Alors, bien sûr, je ne voudrais pas pécher par excès de prudence ou d’attentisme, j’ai des yeux pour voir : action, émotion, tension narrative, sensiblerie ou complaisance dans l’abjection (c’est selon), alignement du champ lexical sur le tout-venant, etc… Mais cela ne vaut que pour les livres qui rencontrent le succès, autrement dit une infime poignée, et ne saurait résumer à soi seul la littérature qui se fait, et que je crois, moi, très vivante. Je ne saurais dire si, en France, elle traverse une zone de basse pression. Nous savons juste que son rayonnement est plutôt en berne, ce qui n’a rien à voir avec sa qualité. Est-ce dû, donc, à la littérature en tant que telle, ou à la crise de ce que l’on croyait il n’y a pas si longtemps encore impérissable : le génie national ? à un environnement éditorial, médiatique, financier, dont l’intérêt presque exclusif est de réaliser des bénéfices donnant à ses investissements un avant-goût de paradis fiscal ? Vous voyez qu’il m’est difficile de répondre à votre question autrement que par une intuition. Si j’en fais état avec honnêteté, alors je dirai, oui, que l’eau où baigne notre langage est plutôt, appréciez l’oxymore, terne par excès de transparence ; moite par excès de contraste ; sirupeuse, davantage que rafraîchissante. Une littérature libérée, mais pas nécessairement libre.

Nos contemporains perçoivent peut-être un peu moins qu’auparavant combien la langue charrie le monde, combien il est impossible de créer le moindre univers qui n’ait pas l’obsession du style. Ceux-là ont peut-être le tort de trop vouloir dire, exprimer, manifester, qui n’est pas, selon moi, la principale fonction de la littérature. D’autant que le monde n’a jamais façonné et possédé autant de supports et d’occasions d’exprimer la singularité et l’individualité. La littérature doit, autant que faire se peut, évacuer cette obsession de l’expression, elle n’est pas et n’a pas à être une modalité de la démocratie ; elle n’est pas ou ne peut pas être définie comme l’occasion ou l’instance d’une prise de parole. Ce qui prend la parole, en littérature, est une singularité qui doit à la fois s’exhausser et s’oublier, se sanctuariser et se diluer.

De même, comment jugez-vous la critique littéraire ? Vous avez été vivement attaqué par une journaliste vous reprochant d’utiliser « trop de mots » et trop de subjonctifs…

Y a-t-il vraiment lieu de s’en étonner ? Pourquoi la critique échapperait-elle à l’air du temps ? Vous connaissez la remarque fameuse que l’on prête à l’empereur Joseph II, lequel, à l’issue de la première représentation de L’Enlèvement au Sérail, aurait lancé à Mozart : « trop de notes ! ». Comme il a bien dû se trouver, à une autre époque, quelques critiques en vogue pour s’émouvoir d’une ponctuation célinienne à tout le moins hétérodoxe, voire d’un usage complaisant des « gros mots ». Cela étant dit, soyez bien certain que j’ai toujours trouvé à me réjouir d’une critique qui ne manquât (pardon, un subjonctif) jamais d’exigence, de rudesse pourquoi pas. Pour peu, donc, qu’elle ne s’enivrât pas d’elle-même et n’oubliât rien de sa raison d’être : donner à voir d’une œuvre ce qu’une lecture moins professionnelle ou moins avertie pourrait éventuellement ne pas y distinguer. Et quand bien même mon ego très sensible s’affecterait de quelques froideurs péremptoires, l’accueil fait à mon dernier roman suffirait à m’en consoler, Le Pourceau, le Diable et la Putain ayant suscité de plus nets éloges qu’aucun de mes précédents livres.

Bref, il y a deux sortes de critiques, pour aller vite. Ceux qui s’acharnent à servir de paratonnerre aux lubies, aux platitudes de leur temps, et ceux qui revendiquent, pour le coup, l’ultra-contemporanéité de leur opinion, dont ils ne peuvent hélas pas voir qu’elle est l’indicateur même de leur insignifiance dans le champ de la pensée et de la littérature. Vous admettrez avec moi que se revendiquer d’une instance critique pour regretter qu’un roman contienne « trop de mots » (sous-entendu : trop de mots compliqués) constitue l’occasion d’une farce dont il ne fait pas de doute qu’un Molière ou un Guitry auraient su faire leur beurre. Je m’en tiens ici à l’enseignement très simple d’un Maurice Nadeau : le critique doit s’effacer, se mettre à la place de l’auteur, ne pas renverser les rôles, vivre avec l’humilité chevillée au cœur, et, mieux que cela : éprouvant le plaisir ou la curiosité de l’autre, prendre goût à cette humilité. Être, comme Nadeau l’a écrit, un « serviteur ». Ce qui, mécaniquement, exclut de ce champ les innombrables Cassandre qui ne font, ni plus ni moins, que mettre les rieurs de leur côté. Ce qu’en d’autres lieux on appellera le populisme.

Faut-il y voir un phénomène d’époque ?

à tout le moins, disons que celle-ci ne rend pas la fonction sociale de critique très aisée. De plus en plus, il me semble qu’on attend d’eux qu’ils fassent le spectacle, qu’ils créent l’événement, l’inventent au besoin. Or, l’événement, dans une société qui n’en finit pas d’abdiquer et la lettre du sentiment démocratique, et l’esprit de la conversation, l’événement, disais-je, repose en bonne part sur la possibilité de créer, non plus de la disputatio, mais du pugilat. Michel Polac le comprit très vite, avant que Zemmour et Naulleau poussent leur talent au maximum afin de complaire à un public qui ne demande jamais mieux que de tourner le pouce vers le bas. C’est un autre sujet, car ce qui s’y joue dépasse la littérature : c’est, peut-être pas le devenir, disons au moins le cheminement que suit, poursuit, notre civilisation. Or, à trop vouloir en gratter le vernis, sous prétexte de transparence et autres authenticités, on finit par en dévoiler la part consubstantiellement et inexorablement avariée, pourrie.

Selon vous, où va la littérature ? Son salut viendra-t-il des petits éditeurs indépendants et courageux ?

Entendons-nous. Non seulement les humains éprouveront toujours la nécessité de décortiquer le sens, s’il en est un, de leur  passage sur terre, non seulement leur esprit a partie liée, dans sa plus inexpugnable intimité, avec l’art et la création, mais nous serons morts depuis des lustres lorsque verront le jour des œuvres inouïes, magnifiques, aptes à dire la petitesse autant que la souveraineté de l’homme, sa part de misère propre autant que sa gloire particulière. De cela il ne faut pas douter, non parce qu’une volonté au forceps nous obligerait à l’optimisme, lequel n’a jamais été ma sensation nourricière, mais parce que c’est le tropisme même de l’esprit humain que de passer son existence et le monde au tamis de ses rêves et de sa raison créatrice. Ne croyez pas que j’esquive votre question, tout au contraire : je veux dire que la littérature n’attend rien d’un salut, elle n’a besoin d’aucune instance salvatrice. Nous avons l’impression de vivre un temps unique, inédit, comparable à aucun autre, notre impression très spontanée nous pousse toujours à croire que c’est toujours sur notre tête à nous que le ciel tombe : mais il n’est pas une génération qui nous ait précédés qui n’ait éprouvé ou ressassé une telle idée. Le monde avance en tâtonnant, le secteur de l’édition est le reflet de ce tâtonnement. L’édition est aussi un commerce, que cela plaise ou non. On y trouve des gens plus ou moins cyniques, plus ou moins sincèrement convaincus de l’importance de ce qui se joue, et il est dans la logique des choses économiques que les marchands, gros ou petits, prennent le dessus. Certains vendent des livres, mais il ne fait pas de doute qu’ils pourraient tout aussi bien vendre autre chose. La force de ce que l’on appelle les gros éditeurs n’est plus aujourd’hui qu’une force économique – celle qui, incontestablement, domine notre monde. Celle des plus modestes réside dans l’obligation qui leur est faite de se distinguer, de rechercher l’excellence, d’emmener le lecteur sur des terrains moins balisés, moins flatteurs, de creuser toujours et inlassablement le sillon d’une littérature qui, sans chercher à s’y opposer, perturbe, contrarie, fasse violence à ce que l’on croit être le « goût du public. » C’est donc à la fois une question de survie autant que d’audace. Ce qui revient à dire que, dans les faits, oui, sans doute, le meilleur de la littérature est à attendre d’éditeurs plus modestes : mais je ne peux avancer cette assertion qu’à la condition de ne pas en faire un système, une opinion systématique.

Travaillez-vous à un nouveau roman ? Dans la même veine ?

Je travaille toujours. A un roman ou à autre chose, en tout cas à la possibilité de transmettre un monde par l’écrit, à la transposition de certains de ses pans dans l’écriture. À certains moments, j’y travaille de la façon la plus pratique qui soit – feuille, stylo, ordinateur. À d’autres, j’y travaille en laissant mon cerveau décider de prendre en note ce qui lui vient, de consigner ce que je n’attendais pas et qui pourtant se présente à lui. J’ai plusieurs textes en cours, bien sûr. Certains semblent dormir dans un tiroir, mais je sais bien, moi, qu’ils font semblant. Ils attendent que j’aille les chercher, sans doute, mais j’attends aussi d’eux qu’ils viennent me trouver. La latitude, la liberté laissée au temps m’est décisive. Le plus grand travers, le plus grand piège, c’est la précipitation. Une écriture a besoin de beaucoup de repos, de beaucoup de silence et d’épreuves nocturnes. J’écris, je laisse reposer, et ce repos peut durer une journée, un an, dix ans. Ce n’est pas en sommeil, c’est en veille. Ne pensons jamais qu’il ne se passe rien lorsque le temps s’écoule. On le croit vide, mort, mais il poursuit son incessant travail d’accumulation/épuration. Je peux toutefois répondre simplement à ceux que cela pourrait éventuellement intéresser : oui, je travaille à un nouveau roman. Il sera bref, donc, et d’une veine en effet très différente, presque opposée au précédent.

Le magazine des livres

 

13 juillet 2011

Léon Bloy - Le Désespéré

Léon Bloy


Un peu intrigué par les allusions répétées à Léon Bloy qui inspirèrent certaines appréciations de Et que morts s'ensuivent, mais bien davantage encore du Pourceau, le Diable et la Putain, je me suis plongé dans cet écrivain assez unique en son genre, et peu ou prou ennemi d'un genre humain qui le lui rendit (lui rend) assez bien. Léon Bloy, donc, dont je ne lus, naguère, que quelques textes symboliques et censément représentatifs de la verve pamphlétaire, ainsi, plus tard, que les exégèses de quelques-uns de ses admirateurs ou défenseurs, de Maurice Dantec à Juan Asensio. Le Désespéré fut, non son premier livre, mais son premier roman ; paru en 1887, il ne suscita pas davantage d'échos qu'il ne rencontra le succès mais valut à son auteur "plus d'un quart de siècle de souffrance", si l'on en croit ce qu'il écrivit à l'un de ses amis, le Frère Dacien. C'est donc avec une connaissance un peu rudimentaire que j'entre dans son oeuvre, tout juste armé de quelques notions sur le personnage et sur ce qu'il inspira ou continue d'inspirer.

Si Le Désepéré est un roman, ce que l'on pourrait discuter à loisir, alors avançons d'emblée qu'il est à tout le moins autobiographique : il ne faut pas être grand clerc pour faire observer combien le personnage de Caïn Marchenoir, "voué, par nature, à l'observation des hideurs sociales" et regardant le monde moderne comme "une Atlantide submergée dans un dépotoir", correspond à l'idée que Léon Bloy se fait de lui-même, du moins de l'effort auquel il veut contraindre son existence et de la direction qu'il veut lui imprimer. Mystique, misanthrope, révolutionnaire, anti-bourgeois, ascétique, comptenteur de son temps, ce héros-là est l'exacte image de la représentation commune que l'on se fait de Bloy. Hormis la chute, poignante et d'une grande beauté tragique, tout ici est l'écho presque direct de ce qu'il vécut : la relation entre Caïn Marchenoir et Véronique Cheminot est la transposition à peine fardée de l'amour fou qui unit Léon Bloy et Anne-Marie Roulé, prostituée qu'il convertit à sa foi apocalyptique jusqu'à ce qu'on n'ait plus d'autre possibilité que de la faire interner à Sainte-Anne, et la retraite qu'entreprend Caïn à la Grande Chartreuse évoque évidemment l'épisode de Bloy à la Grande Trappe de Soligny. Le reste, vertige de réflexions torrentielles sur la décadence de l'humanité, de l'Église et de la société des hommes, est une illustration, souvent magnifique, toujours habitée, de l'absolu dont Léon Bloy avait fait son pain quotidien.

BloyDevantCochonsIl n'est pas interdit, parfois, de soupirer d'ennui ou de lassitude, tant Bloy y épanche et assène ses très métaphysiques tourments. Il n'en demeure pas moins que c'est magnifiquement écrit ; même si bien des traits ont vieilli, même si la composition souffre de quelque tentation du bavardage et autres adiposités, la langue assez géniale de Bloy suffit à donner à sa prose un rythme, une vigueur, une incandescence et une virilité (le mot et l'idée reviennent souvent sous sa plume) absolument sans égal. Il ne s'agit pas de s'obliger à épouser une pensée, et il sera d'ailleurs difficile de suivre Bloy sur tous ses chemins sans trébucher sur quelque délire acide, jugement à l'emporte-pièce, anti-républicanisme grossier, rude saillie antisémite ("on prohibe le désinfectant et on se plaint d'avoir des punaises") ou âpreté absolutiste - fût-ce, donc, de la plus belle manière. En revanche, et pour peu que l'on s'évertue à comprendre plutôt qu'à juger, à entrer, peut-être pas dans les raisons du narrateur, au moins dans ses motifs, bref, pour peu que l'on accepte de se laisser entraîner dans un mouvement qui, quelle qu'en soit l'intention, transcende l'humeur et créé de l'art, alors il est difficile de ne pas être subjugué. Même et y compris lorsqu'on peut s'agacer de certains traits stylistiques qui, s'ils peuvent être caractéristiques, n'en sont pas moins un peu éprouvants, à commencer par cet usage à tout le moins pléthorique de l'adjectif et de l'adverbe. Car, pour le reste, l'impression est tout de même de fréquenter une sorte de génie, c'est-à-dire de singularité quasi absolue, indifférente pour ne pas dire insensible à tout ce qui ne la nourrirrait pas, et qui serait comme le vecteur unique d'un irréductible tropisme de colère et de dégoût. Ce qui n'exclut pas l'humour, dont les contours seront bien sûr sarcastiques, et pour peu qu'il jugeât cette disposition suffisamment armée pour partir en guerre. Bloy a parfois quelque chose d'un Audiard avant l'heure ; on l'observe notamment lors des scènes où il décrit, irrésistible, les arrivistes dîners mondains de la petite coterie littéraire - où l'on comprend mieux, soit dit en passant, le grand silence où la presse spécialisée cantonna son oeuvre. Ainsi, Caïn Marchenoir, convié, pour de sourdes raisons, à prendre part aux agapes de la haute société lettrée, dresse-t-il une série de portraits en tous points poilants. De tel héraut des Lettres, "écumeur de pots de chambre", il dira que "son côté lyrique est fort apprécié des clercs de notaire et des étudiants en pharmacie qui copient, en secret, ses vers, pour en faire hommage à leur blanchisseuse" ; de cet autre : "On l'a souvent comparé à un sanglier, par un impardonnable oubli de la grandeur sculpturale de ce sauvage pourchassé des Dieux. C'est une charcuterie et non pas une venaison. La bucolique dénomination de goret est déjà presque honorable pour ce locataire de l'Ignominie. Mais les bourgeois se complaisent en cette figure symbolique de toutes les bestialités dont leur âme est pleine, et qu'ils présument assez épiscopale d'illustration, pour les absoudre valablement de leur trichinose." Ou encore, parce qu'on ne s'en lasse pas : "On fait ce qu'on peut et j'aurais mauvaise grâce à contester le choix d'une arme défensive à n'importe quel chenapan dont je serais l'agresseur. Si je poursuis un putois, le glaive de feu à la main, et qu'il me combatte avec un le jus de son derrière, c'est absolument son droit et je n'ai rien à dire" ; et ailleurs, donc, le très audiardien : "Monsieur, je vous conseille de numéroter vos chicots, car je vous préviens que j'ai la calotte facile."

Reste que la grande affaire de Bloy est d'être le contempteur d'un monde, d'un siècle, d'une humanité même, dont il se sent et se veut le banni - "je souffre une violence infinie et les colères qui sortent de moi ne sont que des échos, singulièrement affaiblis, d'une Imprécation supérieure que j'ai l'étonnante disgrâce de répercuter", met-il dans la bouche de Caïn Marchenoir. L'horreur que lui inspire la déchéance du Christ dans l'Église, dont il exhausse un anticléricalisme ravageur, la honte où il tient tout ce qui peut s'apparenter à la moindre compromission avec la société de son temps, l'effroyable mélancolie où le plonge cette intuition que les humains ne trouveront jamais leur bon plaisir que dans le reniement d'un Idéal et dans la consommation de la jouissance, sans l'once d'un souci de justice sociale et spirituelle ("je suis en communion d'impatience avec tous les révoltés, tous les déçus, tous les inexaucés, tous les damnés de ce monde"), font de lui un de ces êtres inapaisables, taraudés par la douleur de vivre et la souffrance d'être. Son génie aura peut-être été de donner à cet apocalyptisme une forme de sublimité, une expression qui doit autant à son mysticisme qu'au réalisme le plus cru.

10 juillet 2011

Vagabondages littéraires : 15ème

15ème Vagabondages littéraires


S
e tiendront du dimanche 31 juillet au vendredi 5 août les XVème Vagabondages littéraires du Haut-Languedoc, dans les vallées de l'Orb, de la Mare et du Jaur (Hérault).

C'est une des plus jolies initiatives estivales et littéraires qui soient, où se mêlent rencontres avec le public, dégustations de vins et découverte de la région.

Mon intervention est prévue le lundi 1er août à partir de 18h30, sur le parvis de la chapelle de Villecelle.

J'y retrouverai Eric Bonnargent, mon complice du blog L'Anagnoste, ainsi que Lionel-Edouard Martin - ceux qui me lisent un peu savent quelle importance j'accorde à oeuvre. Les autres auteurs programmés sont Annie Saumont et Marie Chartres ; enfin, point d'orgue de ce festival, Jacques Bonnet nous fera découvrir la forêt dite des écrivains combattants.

Le blog et le programme de ces quinzièmes Rencontres peuvent être consultés ici.

8 juillet 2011

Une critique de Laurence Patri - Biblioblog

 

biblioblogIl est des personnages de fiction que l'on aime haïr, Léandre est sans conteste de ceux-là. Vieux salopard octogénaire, Léandre n'en finit pas de mourir dans sa chambre d'hôpital et nous livre sa vision acide et cruelle de l'existence.

Léandre se définit lui même comme un misanthrope. Il n'aime personne et tout le monde le lui rend bien. De son fils à l'infirmière très belle mais un peu sotte, aucun ne semble trouver grâce à ses yeux. Pas même lui. Car Léandre a cette cohérence de se malmener autant qu'il malmène les autres. Or n'est pas misanthrope qui veut : la misanthropie est un effort des tous les jours, l'œuvre de toute une vie, que les lâches, comme son fils, ne pourront jamais atteindre. Et ce n'est pas en bout de parcours, à la veille de son dernier souffle, que Léandre va tout bousiller par des relents de compassion gluants. Non, Léandre répand son mépris pour l'Autre jusqu'à la lie, jusqu'à l'agonie.

Qu'il est bon parfois d'avoir de l'aversion pour des personnages de fiction. On le déteste pour ses propos abjects sur les étrangers, les femmes et les enfants. Léandre est dans la provocation outrancière mais après tout pourquoi se censurer quand on sait que la faucheuse rôde aux pieds du lit ? À quoi servirait ce dernier soubresaut de bienséance ? Pour faire plaisir à qui ? Alors Léandre se défoule et s'en donne à cœur joie. Tout y passe : ses anciens étudiants, ses conquêtes et son crétin de fils qu'il a surnommé dans un accès de bonté "le pourceau".

Mais si on déteste Léandre c'est aussi et surtout pour l'image qu'il renvoie : ce corps qui se délite malgré nous et nous rend dépendants des autres. Ces autres que l'on haïra car sans eux, nous serions réduits à l'état de pourceaux, incapables de subvenir à nos propres besoins. Car au-delà la provocation du misanthrope, il y a dans ce court récit, un état des lieux effrayant de la déchéance des corps vieillissants alors même que l'esprit continue d'être vert et vaillant. Ce corps répugnant devenu notre pire geôlier.

Et si on aime cette détestation, c'est que Léandre, en tenant des propos aussi féroces, nous rassure sur notre propre situation. Quel que soit notre degré de misanthropie (et nous sommes avons tous un peu d'Alceste en nous), nous ne pouvons égaler ce vieux con. Moyennant quoi, nous nous trouvons finalement plutôt aimables…

Paradoxe supplémentaire, ce roman sur la mort et la déchéance ne sombre jamais dans le pathos. Bien au contraire, Marc Villemain offre à l'ensemble une légèreté insolente et jouissive, un humour noir délicieux. En alternant les registres, en passant de la gouaille à une langue riche et classique (amis du subjonctif, soyez les bienvenus), l'auteur permet au lecteur de rire sans complexe des horreurs prononcées par le narrateur.

Alors bien sûr d'aucuns trouveront le style peut-être trop ampoulé et les clichés trop marqués. Mais cette exagération, cette outrance sont pour moi tellement indissociables du personnage que je vois mal comment il en aurait pu être autrement. Oui, on déteste Léandre mais qu'il est bon parfois de se laisser aller à ce plaisir coupable mais jouissif, de haïr l'Autre, le temps d'un récit.

Laurence Patri

Lire la critique dans son contexte original : Biblioblog.


4 juillet 2011

Une critique de Camille Thomine - Le Magazine Littéraire

Le Magazine Littéraire


Bréviaire atrabilaire

Quand vous serez un octogénaire grabataire et incontinent, n'ayant plus guère pour vous distraire que les déhanchements d'une infirmière et le trot des cloportes aux murs de votre hospice, comment tromperez-vous l'ennui ? Sans doute rejoindrez-vous l'une des deux catégories d'agonisants : celle des "infatigables postulants au podium de la chochotterie universelle", ou celle, peut-être plus pitoyable encore, des "John Wayne de la condition souffreteuse." A moins qu'à la manière de Léandre d'Arleboist vous n'attendiez patiemment la Faucheuse en raillant les uns et les autres, et avec le genre humain.

Du fond de ses draps poissés, le vieux narrateur acariâtre du Pourceau, le Diable et la Putain entend bien faire contre mauvaise fortune bonne chère et se repaître jusqu'à ce que mort s'ensuive du "pathétique festin" des vanités terrestres. Un festin dont les convives pourraient bien se nommer Alceste, Léon Bloy et Pierres Desproges, tant il est vrai que l'écriture de Marc Villemain conjugue avec bonheur l'ardeur misanthropique de l'un, la verve mordante de l'autre et la causticité fleurie du dernier. Troquant la nostalgie contre la goguenardise, le moribond dissèque souvenirs initiatiques et rencontres navrantes pour les convertir en autant de chroniques de la haine salutaire. Point de rescapés sous le geyser de son fiel : ni la "cohorte d'avariés" partageant son couloir d'hôpital, ni ses "benêts bêlants" de collègues universitaires, ni ses étudiants suintant le crétinisme et le sébum, ni les coquettes quadragénaires, "affolées à l'idée de récupérer en cellulite ce qu'elles avaient depuis longtemps perdu en séduction."

De ce cortège grotesque de "bipèdes criards et psychotiques" se détachent pourtant deux parangons, plus consternants d'ineptie que tous les autres : le fils-pourceau - faiblard mélancolique - et l'infirmière-putain - jolie bécasse inculte qui porte sans hasard aucun le nom de Géraldine Bouvier, figure récurrente et protéiforme de l'oeuvre de Marc Villemain. Quant au "diable" du titre, qui n'apparaît plus guère après la couverture, force est d'y reconnaître le narrateur lui-même : calomniateur en chef, comme le veut l'étymologie ("diable" vient du grec diabolos, qui signifie "calomniateur"), mais aussi puissance d'inversion, séduisant chambardeur des convictions et conventions. Car tel est bien aussi ce qu'incarne ce vieux conteur désabusé : par-delà le lynchage exutoire et (faussement) facile, la tentation brûlante et communicative d'envoyer au diable l'esprit de sérieux, les bons sentiments, l'humanisme complaisant et le prétendu volontarisme contemporains. A l'horizon de ce vade-mecum cynique qu'est Le Pourceau, le Diable et la Putain, il vous vient des envies de clamer haut et fort : vivons haineux en attendant la mort !

Camille Thomine
Le Magazine Littéraire - N° 510, juillet/août 2011

 

3 juillet 2011

Marie-Noël Rio - Paysages sous la pluie

 

Marie-Noël Rio - Paysages sous la pluieMarie-Noël Rio, Paysages sous la pluie - Editions du Sonneur

Si ma lecture de ce troisième roman de Marie-Noël Rio a commencé dans le scepticisme (ces images de peau forcément "laiteuse" ou de bouche "charnue", cette manière hyper-concise de poser d'emblée les contours sociaux du décor - "la vie au jour le jour, à coups d'allocations"), alors il faut dire aussi, et d'emblée, qu'elle s'est achevée avec un peu plus d'entrain. C'est un effet intéressant à éprouver que de sentir la qualité d'un livre basculer, car on sent alors combien c'est un ensemble qui bascule : un style, une cadence, une implication, une amplitude ; combien, dès lors, nous nous sentons embarqués, et sûr de ce que nous lisons : l'auteur a trouvé son chemin, sa voix.

La bascule ici va venir avec le basculement même de l'histoire. L'entrée dans le livre nous met en présence de trois jeunes filles des années soixante, Alice, Laure et Fleur. On cerne leur vie, à chacune on attribue un style, un caractère, des couleurs ; elles sont tout en rage et fragilité, percluses de tendresse et de brutalité rentrée. Quelque chose de trois soeurs. Le temps ne défile pas vraiment, il est simplement déroulé, un peu linéaire. Et puis la bascule, donc, le deuxième temps du récit, qui est à la fois accélération et ralentissement intime.

C'est dans une Inde où l'on ne rencontrera nulle trace d'exotisme ou de fantasmes que ces personnages vont s'épaissir, incarner la détresse, la désespérance où la vie les met, autant que seront éprouvées les raisons de leur lutte - ou de leur abdication. Marie-Noël Rio nous fait toucher du doigt l'essence de ces complexions inextricables, tout au long d'un récit assez touchant, dont la mélancolie à la fois sèche et romantique ne souffrira pas la moindre once d'humour ou de réserve. On sent peser ici tout le poids des arcanes de nos attachements, ce que ceux-ci contiennent d'un peu pathologique, irrémédiable ou destinal. Sans que l'auteur revendique nullement une quelconque esthétique de la désespérance, il n'est guère d'illusion qui résiste à l'empire de ce que vivent ces personnages et à l'impossibilité qui est la leur de pouvoir seulement attendre quoi que ce soit de la vie - "Les choses les plus tristes sont celles qui n'ont pas eu lieu." Ce qui m'apparut d'abord comme concision un peu maladroite ou frustrante s'impose par la suite et devient concision nécessaire : l'économie de mots comme la résonance du souffle qui s'éteint. Jusqu'à faire vaciller la flamme de l'humain dans les yeux d'une vielle chienne.

 

2 juillet 2011

Technikart - Juin 2011

- Atypique Pourceau -

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30 juin 2011

Une critique de Stéphane Beau / Revue "Le Grognard"

LE GROGNARD N°18


«
 Papa, c’est quoi un pourceau ? - Ça vient de porc... C’est un cochon, si tu préfères... - Ah, d’accord... Et putain ? -  Heu... »

Bravo Monsieur Villemain, bel exemple pour la jeunesse. Et pourtant, malgré tout, je vous remercie de m’avoir mis dans cette embarrassante situation, car elle vient de belle manière conforter le message même de votre nouveau livre Le pourceau, le diable et la putain : à savoir qu’il n’y a pas d’âge pour apprendre les choses de la vie et que le seul fait qu’on soit plus à l’aise pour définir ce qu’est un cochon qu’une pute démontre bien toute l’étendue de la bêtise et de l’hypocrisie humaines. Cette petite scène de la vie quotidienne aurait très probablement plu, en tout cas, à Léandre d’Arleboist, le héros misanthrope de votre récit.

L’intrigue du livre est simplissime et presque secondaire : un vieil homme vit ses derniers instants dans un hospice et remâche ses souvenirs sous le regard vigilant d’une infirmière sensuelle mais peu futée, Géraldine Bouvier (les lecteurs fidèles de Marc Villemain connaissent bien ce nom qui revient, tel un fantôme, hanter nombre de ses héros féminins). Parfois, il repense à son fils, « le Pourceau », pour lequel il n’a jamais pu ressentir autre chose que de l’ennui et du dédain. Le reste du temps, il revient sur ses souvenirs d’enfance, ses premiers émois sensuels et sexuels, où il philosophe sur le sens de la vie et sur le principe misanthropique qui a été le sien depuis toujours.

C’est là surtout que le livre, qui se mue en un véritable traité de misanthropie, prend toute son ampleur: Et l’on découvre à l’occasion, grâce à Léandre d’Arleboist (auquel Marc Villemain attribue la paternité d’un ouvrage, Le Misanthropisme est un humanisme, que l’on rêverait de lire) qu’être un vrai misanthrope n’est pas donné à tout le monde et que c’est même un combat de tous les jours, que l’on mène contre les autres, bien entendu, mais plus encore contre soi-même.

L’écriture de Marc Villemain est riche, élégante, raffinée, et son livre se déguste avec gourmandise. À tel point qu’on a presque plus envie d’en citer des extraits que de le commenter. Quand il parle de la misanthropie, notamment : « Le véritable misanthrope [...] ne darde ses flèches qu’en cas d’absolue nécessité, soucieux de ne pas disperser son fiel dans les misérables occasions que la vie lui tend en mille et une occurrences quotidiennes. » ; « Je ne saurais l’expliquer mais je n’ai jamais fait autre chose qu’attendre la fin, certes sans spécialement la désirer, mais enfin avec un parfait sentiment d’évidence apaisée : stoïcien un jour, stoïcien toujours. » ; « Il y a dans toute amitié quelque chose du soin palliatif : l’autre n’est jamais qu’un onguent de circonstance dont on se sert comme d’un baume sur notre âme affectée. »

La plume de Marc Villemain sait aussi se montrer malicieuse et pleine d’humour : « disons qu’aux yeux du monde, j’aurai évolué, très tranquillement et en quatre-vingts années, d’une connerie aggravée d’immaturité à une autre lestée de gâtisme. » ; « L’enseignant a quelque chose du conducteur de chariot élévateur sur le chantier d’une périphérie abandonnée : il s’imagine qu’empiler des blocs de béton suffit à construire un immeuble. » ; « Il importe [...] de se défier des apparences universitaires comme de l’abstinence chez l’abbé. »

Le Pourceau, le diable et la putain est court, trop court hélas (100 pages seulement), et l’on aurait aimé suivre Léandre d’Arleboist un peu plus longtemps. C’est le seul reproche que l’on peut adresser à ce magnifique petit récit qui confirme une fois de plus tout le talent de son auteur.

Stéphane Beau
 Le Grognard, n° 18 - Juin 2011

 

 

28 juin 2011

Iron Maiden à Bercy, 27 juin 2011 (+ extrait vidéo)

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Q
ue peut-on dire de ce groupe qui n'ait déjà été dit, et que puis-je bien dire d'honnête après un concert d'Iron Maiden ? J'avais sept ans lorsque le groupe fut fondé, en 1975, à l'instigation notamment de Steve Harris, le bassiste ; j'en avais à peu près douze lorsque parut Killers, leur deuxième album, en 1981 ; j'en ai quarante-deux quand je les retrouve, là, dans un Bercy qui craque et déborde de toutes parts, où l'on croise aussi bien des ados à tignasses et bouches molles que des bikers des profondeurs, le gros de la troupe étant constitué de l'introuvable classe moyenne, indécise, bigarrée, sans parler des familles au grand complet, dernier né et grand-parent inclus - quelque chose d'une kermesse à laquelle ne manquera donc que les gauffres et les barbes à papa (on observera d'ailleurs, plus tard, que c'est moins un pogo qui s'improvise dans la fosse sur l'inévitable Running Free qu'une ronde ou une chenille) : il y a belle lurette que le rock endiablé ne fait plus peur, pas même un vague malaise ou une très légère inquiétude, pas même un petit frisson d'interdit à braver, non, rien, on y va aussi pour pouvoir dire qu'on y était ; Robert Hossein y donnerait un nouveau spectacle qu'on ne serait pas plus surpris - mais ce n'est pas bien gentil pour mes Iron's, ça.

IMG_0038J'arrive très (très) en avance et colonise une terrasse où, sous une chaleur parfaitement écrasante, je m'enquille une (première) bière, jette un oeil distrait aux fans qui commencent à arriver par petits groupes, tout en parcourant, chacun appréciera, les Notes sur la mélodie des choses de Rainer Maria Rilke. Les effigies de Maiden commencent à sortir de terre tandis que les employés du ministère des Finances abandonnent la place - qui ne tardera plus à se joncher de canettes, qui sont un peu au rock'n'roll ce que les pissenlits sont au gazon. On sait déjà, à contempler la foule qui se masse, à observer et entendre sa joie anticipée, que, quoi qu'il arrive, chacun est décidé à rappeler au groupe qu'il n'est pas un titre de son répertoire qu'il ne connaisse par coeur. Alors, bien sûr, je pourrais dire, et m'échiner à montrer, que le grand Maiden s'est, selon moi, arrêté en 1985, après Powerslave - bref que seuls les cinq premiers albums témoignent à la fois d'une pureté, d'un esprit, d'une nouveauté et d'une flamme qu'ils ne retrouveront plus tout à fait. Ce qui n'induit pas que tout ce qu'ils aient fait ensuite soit mauvais ou qu'on n'y trouve pas, même, quelques morceaux de bravoure et/ou d'anthologie, cela va sans dire : simplement qu'ils ne parviendront jamais tout à fait à réitérer ce miracle-là.

Maiden 2011Il y eut d'ailleurs un indice : c'est en entonnant Doctor, Doctor (Ufo, 1974, repris et magnifié plus tard par Michael Schenker) que le public se chauffe. Cela donne le ton, auquel ce concert n'échappera pas : si l'ouverture sur The Final Frontier était attendue, promotion du dernier album oblige, c'est avec les premières mesures de The Trooper (1984) que s'installe un enthousiasme et, disons-le, une ferveur, que rien ne viendra tarir. C'est le Iron Maiden qu'on aime, tout en tension, tout en lyrisme, énergie conquérante, batailleuse, avec sa tentation hymnique, son sens du break, sa manière de faire grossir un climat comme une houle, de faire monter la sève. Le répertoire plus récent donne certes lieu à des compositions plus alambiquées, un peu moins viscérales, et si le spectacle n'y perd rien, tant les Iron's, depuis plus de trente-cinq ans, ont eu le temps d'apprendre à transformer le plomb en or, l'impression musicale ne s'ancre pas avec autant d'évidence. Du dernier album, j'attendais tout de même le très beau et désabusé When the Wild Wind Blows (Have you heard what they said on the news today / Have you heard what is coming to us all / That the world as we know it will be coming to an end), où l'on retrouve quelque chose de l'inspiration originelle : un phrasé, un motif, une ligne mélodique imparable, et, bien sûr, cette façon de rendre compte d'une vision finalement assez grave. Autant dire que je ne fus pas déçu.

 

Reste que c'est dans les vieux pots que. Two minutes too midnight, bien sûr ; plus récent mais difficile à éviter, le sombre et religieux Fear of the Dark. Mais pour réunir tout le monde, le fan grisonnant voire carrément dégarni de la première heure comme celui qui a la chance de découvrir Maiden, on peut compter sur deux titres du premier album (1980), Iron Maiden et Running Free, sur le mythique Number of the Beast, et, bien sûr, le magistral et déjà culte Hallowed Be Thy Name. De mémoire bercienne (?), je ne me souviens pas avoir entendu un public chanter autant, sur lequel un groupe puisse autant s'appuyer, avoir, même, déjà observé une telle effusion, une telle unité. Car disons les choses : voilà des années qu'Iron Maiden ne peut plus échouer : ceux qui vont les voir sont, de toute façon, galvanisés avant même qu'aient résonné les premières mesures du concert. Cela participe d'un rituel : il ne fait guère de doute que le public se déplace aussi, peut-être surtout, pour rendre hommage au groupe, à une histoire, à une manière d'épopée.

 

On appréciera d'autant plus ce moment que ces musiciens, dont il est inutile ici de dire combien ils sont expérimentés, précis, véloces, attentifs, pourraient aisément s'en tenir à ce qu'ils savent faire. D'une certaine manière, c'est d'ailleurs un peu le cas, et nul ne pourra se dire surpris de l'arrivée sur scène d'Eddie (la mascotte), ou de la manière qu'a Bruce Dickinson de galvaniser son public depuis toujours ("Scream for me, Bercy !"), mais nous sommes ici en plein rituel. Et puis, surtout, là où un ZZ TOP, par exemple, pourra sembler un peu blasé sur une telle scène, les Iron's continueront, eux, de s'amuser comme des gamins, gesticulant, riant, courant partout, finalement ne se lassant jamais de la scène. Si j'avais su, j'aurais fait en sorte de pouvoir y retourner ce soir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

When the Wild Wind Blows (extrait)


When the Wild Wind Blows - Iron Maiden - Bercy

 

 

 

 

21 juin 2011

Sur Maurice Nadeau, quelques mots


Centenaire et noblesse obligent, je lisais ces derniers temps Grâces leur soient rendues, mémoires littéraires de Maurice Nadeau rééditées à l'occasion de son anniversaire. Il ne s'agira ici que de simples impressions personnelles.

Maurice Nadeau - Grâce leur soient renduesQue vais-je donc chercher dans ces souvenirs ? Sans doute quelque réflexions ou indices aptes à servir ma propre expérience dans la critique et l'édition, où, comme chacun sait, Maurice Nadeau brille par son acuité, son opiniâtreté et son dévouement à la littérature. Tout cela n'étant rendu possible qu'en vertu d'une admiration chez lui absolue, principielle, viscérale pour les écrivains, admiration dont le pendant bien connu est une forme d'humilité qui ne doit rien à la posture, mais qui est le matériau même dans lequel il a été et s'est fabriqué. S'il y a là une leçon, que je prends naturellement pour moi en priorité mais à laquelle chaque éditeur, chaque critique doit se sentir redevable, c'est bien celle-là : être, comme éditeur, comme critique, incessamment au service de l'écrivain et de son texte. Il y en a, il y en aura de meilleurs que d'autres, bien sûr. Mais ce qui est touchant, chez Maurice Nadeau, et qui devrait l'être chez tous ceux qui font profession de foi littéraire, de quelque endroit qu'ils parlent, d'où qu'ils oeuvrent, c'est que l'auteur le plus modeste, aux textes encore imparfaits, attendus, voire ratés, demeure digne d'une certaine et particulière estime. Non pour l'art dont il aurait accouché, donc, mais en raison de cette loi intime et peut-être souveraine qui le conduit à écrire, c'est-à-dire à ne pouvoir envisager l'existence sans, pour reprendre les termes de Nadeau dans un portrait qui fut fait de lui, sans, disais-je, éprouver la nécessité de l'évasion ou du combat.

On dira peut-être que c'est l'auteur en moi qui parle - ce serait de bonne guerre, mais faux. Avant d'être auteur, j'ai été et suis lecteur. Que j'en aie eu conscience ou pas, j'ai et aurai vécu dans l'aura ou l'auréole, non des écrivains, mais de la chose écrite. Qui, donc, depuis longtemps et en large partie à mon insu, aura probablement teinté mon horizon intime et spirituel. Autrement dit, le fait d'écrire, de publier, ne me rend pas moins admiratif, non seulement de nombreux écrivains, mais du fait même que d'autres puissent éprouver la même loi qui conduit au geste d'écriture, c'est-à-dire, avec toutes les précautions d'usage, de transcendance.

C'est peut-être, au fond, ce qui me plaît le plus chez Maurice Nadeau, cet amour indéfectible, inconditionnel, cette rage à laquelle il se chauffe lorsqu'un grand texte lui échappe, lorsque tel de ces écrivains qu'il admire ne trouve pas son public - et, parfois, pas même un article de presse. Histoire et parcours assez exemplaires, donc, ce qui n'induit pas que j'adhère à la totalité de son propos. Je tiens compte, naturellement, du fait que je n'ai rien vécu de ce qu'il a vécu, que je n'ai pas eu la chance d'être l'ami d'Henry Miller, Pierre Naville, Roland Barthes, Michel Leiris ou Leonardo Sciascia, que je n'ai évidemment pas traversé un siècle d'histoire de l'édition, avec ses rivalités inexpugnables et ses mots impardonnables, bref que je n'ai, eu égard à ma naissance, pas pu plonger dans le bouillon de ses passions. Mais, tout de même, j'ai trouvé que Maurice Nadeau, dans ces souvenirs, se montrait parfois sous un jour un peu cabotin, ne détestant pas, à telle ou telle occasion, mettre en scène son humilité. Surtout, et même si, je le répète, il va de soi que nul ne pourrait sortir parfaitement magnanime de plusieurs décennies d'adversité, j'ai moins apprécié que ces mémoires se fassent un écho un peu systématique de ses inimitiés. Cela leur donne un tour parfois injuste, et, comment dire, déraisonnable, comme si la circonstance ne pouvait passer. Ainsi Camus, Mauriac, Paulhan et quelques autres en prennent-ils pour leur grade ; et si cela n'affecte en rien leur postérité, cela affecte en revanche un peu le bon et bel esprit de ce texte ; disons, au risque de passer pour présomptueux, que j'aurais peut-être espéré davantage de clémence. Et que mon souci d'honnêteté me pousse à en faire mention ne diminue évidemment en rien le très grand intérêt de ce recueil, pour ne rien dire de la fébrilité éprouvée tout au long de ce témoignage lumineux, profondément charnel et sensible.

20 juin 2011

Jeux d'Epreuves - France Culture - Le choix de Xavier Houssin

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A titre informatif, et sans commentaire de ma part, voici le lien qui renvoie à l'émission Jeux d'Epreuves du samedi 18 juin 2011, sur France Culture, lors de laquelle il fut question de mon roman Le Pourceau, le Diable et la Putain (la séquence commence un peu après la 29ème minute).

Jeux d'Epreuves, animée par Joseph Macé-Scaron. Avec Xavier Houssin, Alexis Liebaert, Philippe Delaroche, Clara Dupont-Monod.

13 juin 2011

Une critique de Virginie Troussier (ActuaLitté)

Actualitte
O
n peut séduire en se faisant détester. Tout au moins en essayant. En littérature, rien n'est contraire à rien.

Léandre, 80 printemps, misanthrope mourant, se retrouve cloué sur son lit d’hospice. Nous sommes dans le temps qu’il reste, l’heure des comptes. Marc Villemain lui offre des pages vierges pour cracher son venin de « vieux con ». Alors Léandre s’y vautre, plein, vrai, c’est son territoire. La bienséance nous ferait dire qu’il y a des limites, des règles, certains voudront de la pudeur, du lisse et du beau, mais donner la parole à un misanthrope décomplexé permet des piques satiriques que l’on préfère, de loin, mêlées à l’exaspération brute, l’émancipation de toutes valeurs et culpabilités.

CouvPourceauEn le voyant de l’intérieur, on peut le croire fou, mais on comprend vite qu’il n’a rien à revendre. Il en sait bien plus que l’on croit. Il est insupportable, très vite, on pense qu’il y a des claques qui se perdent. Il ouvre sa gueule Léandre. Ce n’est pas toujours beau à voir, notamment avec les femmes, ou encore son fils, mais franchement, il n’est pas là pour être beau, ni pour dire de belles choses. C’est toujours bien moins vivant, bien moins organique ou époustouflant, la vie c’est toujours de la demi-mesure.

Et c’est peut-être ce devant quoi il s’insurge, le consensus, l’admiration béate, l’hypocrisie, le larmoyant. Nous sommes plongés dans la veine d’un homme qui tient un monologue abominable sur les femmes, les enfants, l’université. Il n’aura reconnu qu’un seul de ces cinq enfants : le pourceau. La putain est cette infirmière qu’il aime et déteste à la fois, et dont il dépendra jusqu’à la toute fin. Le diable ne peut être que lui-même, mais ce serait trop évident.

Et beaucoup moins drôle.

Car dans cette veine, n’y aurait-il pas le sang et l’encre mélangés de l’Homme ? «[...] le misanthropisme est, dans son principe et en ce qui le meut, la pensée la plus proche de l'essence et de l'existence humaines, à condition de poser le fait que l'humanisme dans son acception la plus littérale soit la préservation, par tous les moyens possibles, autorisés ou pas, de notre liberté ontologique ».

S’il est vrai que nous n’éprouvons aucune empathie envers ce cher Léandre, on aurait presque envie, parfois, d’adhérer à ses mauvaises pensées. Le paradoxe se situe peut-être ici, dans cette camaraderie d’idées, cette fraternité de papier.

« Il y a dans toute amitié quelque chose du soin palliatif : l'autre n'est jamais qu'un onguent de circonstance dont on se sert comme d'un baume sur notre âme affectée - ainsi qu'on le ferait d'une gelée corticoïde sur un eczéma. »

Ce n'est pas la moindre des leçons de ce roman surprenant, où finalement entre le rire très nietzschéen d'un narrateur un rien désabusé, mais jamais résigné, même à un âge avancé, on apprend vite à briser les idoles (« ce grand couillon de Brel par exemple, qui porte bien son nom au passage ») à consentir à son destin, à renverser les valeurs, oublier la morale.

C’est l’idéal pour qui veut, sans attendre, se jucher sur une singularité de bon aloi.

C’est drôle (le pince-sans-rire qui marque), acide, intelligent, servi par un style riche et une écriture joyeusement désuète. On imagine très bien Marc Villemain trempant dans l'encrier une plume poétique très chevaleresque comme la maniait autrefois les Hussards de la littérature française.

Il réussit à dévier le tir sans rater son cœur de cible. La mort ne doit pas forcément se raconter dans la douleur, au contraire. Elle peut servir à rire des interdits, à révéler paradoxalement l’essence de l’existence. En se divertissant, toujours, et au sens pascalien du terme.

« Que la tonalité mélancolique de cette chute ne vous abuse pas : de cela aussi, il faut savoir rire » nous dit Léandre. Alors, on rit, de tout, du début à la fin. L’auteur déploie ses ailes d'écrivain voyageur, qui considère combien les digressions sont importantes dans un roman, combien les flâneries sont le sel de toute vraie fiction dont on se souviendra.

Virginie Troussier - Actualitté

7 juin 2011

Une critique de Gerald Messadié (Le Magazine des Livres)

Recension de Gerald Messadié : Le Pourceau, le Diable et la Putain.
La Presse Littéraire - N° 1, juin 2011

Monologue

La Presse Littéraire

Sec comme un coup de trique et guère plus amène, le plus récent Marc Villemain est le monologue d'un misanthrope mourant. De la première à la dernière ligne, rien de réjouissant. Tout le monde en prend pour son grade. J'assume ici la responsabilité de ma présomption : Flaubert se fût régalé de cette agression contre les Bouvard et les Pécuchet qui tiennet le haut du pavé, non, du trottoir contemporain. Est-il dégoûté de la vie, ce Villemain ? On en doute à lire ses évocations du corps féminin, de la petite gitane qui troubla son enfance - je veux dire celle du misanthrope - à l'énigmatique Géraldine. Serait-il alors privé du sens de l'humour, cette autodérision qui enseigne l'indulgence aux plus hargneux ? Point : la description du premier orgasme féminin qu'il entendit jamais serait de ces morceaux qu'il faudrait enseigner aux écoliers, bien que... euh... Bref. "Il faut savoir rire", écrit-il lui-même.

Et l'on rit, comme on ne rit plus depuis la disparition de Pierre Desproges. Témoin ce passage : "Au fond, l'inconvénient principal de l'université est l'excessive jeunesse de sa population. Une société idéale, ou simplement digne de ce nom, devrait y envoyer la totalité de ses membres. Ce qui aurait pour avantage d'épargner aux enseignants la bêtise pleine de ressort d'une seule et même classe d'âge...". Dommage que le héros meure à la fin.

Pourquoi Villemain n'est-il alors pas notre Grand Ecrivain ? Car chaque République qui se respecte se doit d'avoir en permanence son Grand Ecrivain. Voyez les Etats-Unis, par exemple, après Norman Mailer, ils vienennt de désigner Philip Roth, futur récipiendaire du Nobel (oui, oui !) pour ses descriptions de séances de paluche, et les Polonais se tordent les mains de désespoir, parce qu'ils n'ont pas désigné un seul Grand Ecrivain depuis Czeslaw Milosz, autre Nobel (un peu oublié, je le crains.) Peut-être parce que la République n'a pas besoin de rieurs. Ou que Villemain n'a rien à en cirer ; le poste est d'ailleurs occupé par un turlupin lauré dont chacun sait les très relatifs mérites. Ou peut-être parce que Villemain écrit en français. Vous avez bien lu : écrire un français correct, avec le respect de la concordance des temps et un riche vocabulaire, est un trait dirimant (allez donc au dictionnaire, ignare !) pour un écrivain. Dans un pays où l'on annonce à la radio qu'"un nouveau soldat français est mort hier en Afghanistan" (un "nouveau", hein, pas un ancien ou un vieux) et surtout pas "un autre" ou "un de plus", il faut écrire "voilà" toutes les cinq lignes, "meuf" toutes les six et "sublime" toutes les sept. Et prendre bien soin de saupoudrer ses textes de maladresses.

La littérature est devenue l'équivalent de la télé-réalité : faut faire direct, mec, simple, vrai !Faut que le premier gusse venu, y puisse te comprendre ! Alors tes mots latins et tes mots savants, "anachorète", "ontologique", "afflictions", tu te les carres où je pense. Regarde Musso... Bon, je me laisse aller.

Donc Villemain, c'est réservé pour vous et moi, par pour les nostalgiques de "Carré VIP". Et leurs héditeurs.

Gerald Messadié

3 juin 2011

Une critique de Christine Bini (La Cause Littéraire)

Article de Christine Bini paru sur La Cause Littéraire.

Alceste au mouroir

CouvPourceauLéandre est un vieux monsieur cloué sur son lit d’hospice. Il va mourir. Une infirmière prend soin de lui. Un curé vient le visiter, avant qu’il soit trop tard. Le lecteur lit le monologue intérieur du narrateur, ce bon papy Léandre, qui nous conte ses vacances en Espagne avec ses parents, sa vie de professeur, ses relations avec les femmes et son fils… Une telle histoire pourrait aller son cours plan-plan, adopter un ton gnangnan… mais non. Vlan ! C’est Marc Villemain qui est à la plume (au clavier) et le livre est… dévastateur.  Le mot n’est pas trop fort, il s’agit bien de dévaster, de détruire – avec violence – l’attente du lecteur, qui s’en trouve tout secoué.

Parce que ce livre-là, les lecteurs, les internautes l’ont attendu. Nous avions signalé sur le site de La Cause Littéraire les courtes vidéos de teasing que l’auteur postait chaque jour sur le Net. Le fond n’était pas dévoilé, pas plus que la forme d’ailleurs. Et, disons-le tout net, nous ne sommes pas déçus. Marc Villemain propose dans Le Pourceau, le Diable et la Putain un texte surprenant et dérangeant, dont le propos est à démêler.

Ce Léandre grabataire est un misanthrope déclaré, auteur d’un ouvrage intitulé Le Misanthropisme est un humanisme. Son récit est sculpté au scalpel, dans une langue où l’emploi de l’imparfait du subjonctif sonne comme une marque désuète et ironique. Car le récit, on s’en doute, n’est pas à prendre au premier degré, et il y a peu de risque que le lecteur se laisse glisser sur un déchiffrement de surface. Marc Villemain, dans ce livre, adresse un vrai clin d’œil au lecteur sachant lire. Le doute n’est point permis, ce doute que l’on éprouve à la lecture du Cimetière de Prague d’Umberto Eco, par exemple. Marc Villemain, on le sait, pour peu qu’on ait lu ses précédents ouvrages et que l’on fréquente le blog L’Anagnoste qu’il partage avec Éric Bonnargent, est un humaniste. Un auteur qui, pour décortiquer et analyser les textes des autres, est conscient de la force de l’écrit. Alors, il ose.

Il ose poursuivre par le biais de l’antiphrase le travail et la réflexion de ses précédents ouvrages. On retrouve dans Le Pourceau, le Diable et la Putain une infirmière nommée Géraldine Bouvier, qui sous d’autres traits traversait déjà tous les textes ou presque de Et que morts s’ensuivent, le recueil de nouvelles publié en 2009. La mort, oui, qu’il convient d’accueillir avec un grand éclat de rire. Parce que, foutu pour foutu, il n’est guère besoin d’en rajouter dans le pathos, n’est-ce pas ? Marc Villemain est un humaniste désespéré qui n’utilise pas l’écriture pour étaler son désespoir, mais qui au contraire envisage la fiction sous l’angle du divertissement salubre. Il y a de la philosophie là-dessous, n’en doutons pas.

Revenons à Papy Léandre. Le lecteur n’éprouve aucune empathie envers ce râleur invétéré qui, cloué sur son lit de pré-mort, débite un discours abominable sur les femmes, les enfants, l’université. Géniteur de cinq rejetons, il n’en a reconnu qu’un seul – le pourceau du titre – contraint en cela par la mère de l’enfant. Les rapports père/fils sont placés sous le signe de la domination intellectuelle paternelle et de la soumission béate filiale. Cette relation père/fils est traitée à l’inverse dans les rapports entre Géraldine Bouvier et le grabataire. Le vieil homme est soumis, pour ses besoins naturels entre autres, aux soins constants de  l’infirmière, et sa hargne envers le genre humain, et singulièrement envers le genre féminin, en est décuplée. Car la misanthropie – le misanthropisme – est aussi et avant tout un sexisme. La putain du titre, c’est bien l’infirmière. Les « bonnes femmes » n’ont jamais trouvé grâce aux yeux de Léandre. Ce regard négatif et délétère que le personnage porte sur le genre humain et la société induit une distanciation et une adhésion. Adhésion à la crédibilité du personnage, et distanciation par rapport au propos. Il est question pour le lecteur d’être un lecteur intelligent – entendons par là qu’il ait développé un certain sens critique. On retrouve, parfois, des éclats à la Jourde, dans le roman : « C’est parce que je me souciais comme d’une guigne des pyrotechnies des sciences de l’éducation que mes étudiants apprirent à mon contact les plus hautes subtilités requises par l’apprentissage des disciplines littéraires. » Cet extrait n’est pas sans rappeler un des motifs principaux de Festins secrets, de Pierre Jourde. Donner la parole à un misanthrope décomplexé permet des piques réjouissantes sur la politique et la société. On ne résiste pas à citer également le passage « [mes étudiants] ne possédaient pour seule locution latine que le carpe diem dont ils avaient fait un code de reconnaissance après qu’un navet grand public eût vulgarisé le mot fameux d’Horace », qui fait référence au film Le Cercle des poètes disparus. Il est comme ça, Marc Villemain, il assène une critique d’évidence à un public qui, parfois, se rallie sans y penser à la bien-pensance. Le diable apparaît en fin d’ouvrage, sous les traits d’un curé pétomane, qui fait son boulot comme il peut.

Rien d’étonnant, dès lors, que le narrateur ait pour nom Léandre. La misanthropie, bien entendu, renvoie de plein fouet à Molière et à son Alceste. Le choix du nom de Léandre – qui apparaît, sous bénéfice d’inventaire, trois fois dans le théâtre de Molière, et jamais pour un personnage persifleur – est à comprendre à contre-pied d’Alceste. Dans Léandre, on entend « andros », étymologiquement « l’homme ». Léandre au mouroir se donne des airs d’Alceste, et le lecteur est invité à retourner le propos. L’antiphrase, oui, assurément. Le personnage du livre est un sale type, mais il n’est ni le pourceau, ni le diable, ni la putain. Et Marc Villemain, lui, est un type bien. Et un bon écrivain.

Christine Bini

3 juin 2011

Christine Bini sur Et que morts s'ensuivent

Article de Christine Bini paru sur La Cause Littéraire.

Et que morts s'ensuivent - Marc VillemainDélicieusement acides. Ou encore : effroyablement savoureuses. Les onze nouvelles qui composent ce recueil se goûtent, et l’oxymore est la seule figure, peut-être, qui puisse rendre compte de l’effet gustatif de cette lecture. Chacun des onze textes a pour titre le nom du personnage principal, et l’onomastique est déjà en elle-même particulière : Anémone Piétra-d’Eyssinet, Jérôme Allard-Ogrovski, Edmond de la Brise d’Aussac… autant de noms ampoulés contrebalancés par d’autres plus courants, Nicole Lambert, Pierre Trachard, Jean-Claude Le Guennec. Le nom donne consistance au personnage, dès le titre. Consistance et corps. Et dans ce recueil, il va être question très souvent du corps.

Les morts se suivent et s’enchaînent, d’un texte l’autre, liées entre elles par une métamorphique Géraldine Bouvier, personnage omniprésent dans le recueil, simple utilité ou héroïne. Son rôle le plus étoffé est celui d’une diva militant pour le maintien du cannibalisme, dont elle est la victime consentante et extatique. Oui oui, le cannibalisme. Et là n’est pas la seule surprise du recueil. Une critique littéraire perd littéralement pied à cause d’un auteur éreinté. Un père incestueux est jugé, et condamné, par les petits camarades de sa fille.

Les thèmes abordés sont étonnants, et la façon de les aborder l’est plus encore. Il ne suffit pas d’avoir de bonnes idées pour faire de bons textes. Il faut un style, un regard, et l’envie – la nécessité ? – farouche de partager. Marc Villemain est partageur.

Le plaisir pris à la lecture de ces onze nouvelles tient tout autant aux thèmes choisis qu’à la langue. Un français précis, maîtrisé et débridé. Il y a du Desproges dans ce style-là, dans ce regard-là : « C’est donc tard dans la nuit que l’auguste scoliaste adressa par courriel un long papier de quinze mille signes relatif à un ouvrage d’érudition kabbalistique tout juste paru. En dépit de son athéisme prosélyte et du grand désert spirituel constitutif de son corps de métier, Anémone Piétra-d’Eyssinet se piquait en effet de quelque science religieuse, et le grand public cultivé se passionnait toujours pour ses chroniques en forme de pied de nez mi-vachardes, mi-savantes, sur la perte du sens, le retour revanchard de Dieu, le tropisme sectaire des hétérodoxies, les similitudes formelles supposées entre fondamentalismes chrétiens et progressismes prométhéens, ou encore l’évolution du champ lexical religieux dans sa relation avec la déperdition des enseignements fondamentaux. » Desproges, inspirateur, à n’en pas douter (1).

Mais la virtuosité stylistique et un imaginaire fécond ne suffisent pas à faire un bon recueil. L’art du bref est exigeant. Pierre de touche de l’écrivain au travail, la nouvelle oblige à la réflexion sur la conduite du récit, sur le dosage action/description, sur la part personnelle à mettre en évidence, ou à occulter. Dans Et que morts s’ensuivent, le lecteur attentif aura noté que la troisième nouvelle s’intitule « Matthieu Vilmin », et qu’elle est dédiée « à ma mère ». Géraldine Bouvier y joue son premier grand rôle, celui d’une infirmière au contact d’un jeune malade. Matthieu Vilmin a dix-huit ans, est hospitalisé pour une grave affection pulmonaire. Cette longue nouvelle de vingt-quatre pages est la plus réaliste du recueil : on y détaille le déroulement d’un examen fibroscopique, les préparations nécessaires à l’anesthésie et à l’opération. Le récit minutieux, presque naturaliste, est sans cesse compensé par l’absurde, l’humour, et la sensualité. Matthieu Vilmin demande à ce que soient « tondues » les deux aisselles et non uniquement la droite, imaginant que l’infirmière utilise le même rasoir pour se raser les jambes ; le parfum de l’infirmière, sucré, qui tournoie « en une brume somptueuse et légère », évoque une meringue. Le tout jeune homme, persuadé qu’il va mourir et acceptant romantiquement ce destin, lit Les Diaboliques de Barbey d’Aurevilly, « dont il aimait la noirceur élégante et la joyeuse férocité ». Dans cette nouvelle dont on soupçonne la part autobiographique – prénom d’évangéliste conservé et patronyme à peine modifié – est affichée explicitement la tonalité du recueil.

Une affection pulmonaire contractée à dix-huit ans apparaît à nouveau dans la nouvelle « Jean-Charles Langlois ». Le psoriasis est mentionné également au moins deux fois, dans « Anémone Pétra-d’Eyssinet » et dans « M.D. », la nouvelle finale. « M.D. » joue sur le pied-de-nez et l’allusion directe : les initiales évoquent, presque sans en avoir l’air, Marguerite Duras, et le texte est une conclusion réflexive, on y voit l’écrivain(e) relire un recueil de dix nouvelles écrit en un mois d’été, on suit ses interrogations sur la valeur des textes, sur leur postérité éventuelle, on revient sur l’importance du corps, sur la mort inéluctable, cette mort qu’elle appelle et qui hante ses textes.

Le substrat autobiographique – réel ou fantasmé – ne serait que de peu d’intérêt pour le lecteur s’il n’était repris, de façon ferme, dans la partie « Exposition des corps » qui clôt le livre. Dans leur ordre d’apparition, les personnages sont « prolongés » sous forme d’une notice biographique récapitulative et prospective. Qui sont-ils, que sont-ils devenus ? Ainsi apprend-on que Matthieu Vilmin est né le 1er octobre 1968 à Meaux (comme l’auteur), qu’il est devenu un « écrivain assez confidentiel », et que M.D. est un « personnage [qui] n’a ni âge, ni territoire, ni origine, ni destination. » Jouant sur le genre masculin du mot « personnage », l’auteur peut écrire que « mort ou vivant, il sait que tout se destine toujours au vent. »

L’apparent détachement face à l’écrit, la distance affichée envers le travail d’écrivain, l’aveu que les personnages sont « si réels » et « si proches », et l’effarement qui en découle, donnent au recueil, une fois la lecture achevée, un ton différent. On a lu des histoires amusantes, teintées d’humour noir, d’absurdité et d’acidité. On a lu des textes tendres, aussi, où la vie est légère, où la mort peut l’être. Mais on comprend, après coup, qu’on a lu, également, et peut-être surtout – comme chez Desproges, décidément – un recueil drolatique et désenchanté. Dont la philosophie s’apparente à un « Vivons heureux en attendant la mort ».Voir la parodie parfaite de Marc Villemain de « La minute de monsieur Cyclopède » à l’occasion de la sortie de son prochain roman Le Pourceau, le diable et la putain, éditions Quidam : http://www.dailymotion.com/video/xi0bku_clap-17-la-minute-necessaire-de-m-cyclopede_creation

Chritine Bini

28 mai 2011

Entretien avec Nicolas Vidal (BSC News Magazine)

BSC_NewsEntretien avec Nicolas Vidal lors de la parution de Et que morts s'ensuivent.

BSC NEWS MAGAZINE – Numéro 14 – Mars 2009

Nicolas Vidal. Marc, vous avez plusieurs casquettes : critique littéraire au Magazine des Livres et auteur. Quel est le fil conducteur qui relie entre eux ces deux rôles ? Ne sont-ils pas antagoniques ou du moins peu évidents à concilier ?

Marc Villemain. Ne le prenez pas mal : votre question est plus intéressante qu’il y paraît. C’est qu’elle a, d’emblée, quelque chose d’un peu saugrenu : quel antagonisme pourrait-il bien y avoir entre le fait d’écrire des livres et de s’exercer à un travail critique sur d’autres livres ? Que je sache, l’écrivain n’est pas nécessairement moins bon lecteur que n’importe quel autre lecteur ! Et, à cette aune, peut bien avoir quelque chose à écrire sur d’autres livres que les siens propres. Le fil conducteur dont vous parlez, c’est donc, simplement, la littérature, les mots. Cela étant, entre les lignes, votre question suggère une réflexion d’ordre, disons, plus déontologique. Il est vrai que chaque travail critique me place en quelque sorte devant un cas de conscience. D’abord, je ne suis pas un critique au sens estampillé de la chose, et mon oeuvre n’est sans doute pas à ce point exemplaire ou mémorable qu’elle me permette de faire état d’une quelconque autorité littéraire. Il est vrai aussi que je ne peux formuler de jugement, fût-il enthousiaste, sur un livre, sans chercher dans celui-ci quelque chose qui entre dans une sorte de résonance avec mon propre travail d’écriture ou mes propres recherches. Je veux dire par là que ce que j’aime, la littérature que je défends, dépend aussi, consciemment ou pas, de ce que je voudrais, pourrais ou ne pourrais pas écrire. En d’autres termes, il m’est difficile de lire le moindre livre sans chercher à en repérer la mécanique, les structures, les idiotismes, afin de les assimiler et d’en faire bénéficier mes propres livres. La vie (littéraire) est un perpétuel noviciat...

En tant qu'auteur publié, comment expliquez-vous toutes les difficultés que rencontrent les auteurs inconnus pour publier leurs livres ?

Peut-on dire que c’est à ce point difficile quand jamais il n’a été publié autant de livres et d’auteurs ? Je crois toutefois comprendre ce que vous voulez dire, mais il me sera difficile d’y répondre avec toute l’exhaustivité requise. Je vais me risquer à un poncif économique : l’offre est bien trop grande pour la demande. Trop de livres, pas assez de lecteurs. La mécanique qui régit l’économie du livre est absolument aberrante, vouée à de très profondes et sans doute douloureuses réformes. Ce mouvement n’est pas encore très net, mais je pense que nous entrons dans les premières années d’un certain reflux, qui expliquerait en partie que d’aucuns éprouvent quelque difficulté à trouver éditeur à leur pied. Ce à quoi je m’empresse d’ajouter que l’arrivée programmée du livre numérique et autres supports nomades ne changera pas grand-chose à cette situation : la sélectivité n’en sera que déplacée. Vous savez comme moi qu’on « pilonne » chaque année 100 millions de livres : aucun autre secteur économique, aucune autre entreprise ne supporteraient plus de quelques semaines une telle déperdition, un tel gaspillage. Alors la question, bien sûr, est de savoir pourquoi l’on publie bien plus que ce que les lecteurs peuvent humainement ingurgiter – ou que ce que le marché peut absorber. Outre les calculs économiques (erronés) des éditeurs, assis sur l’idée selon laquelle plus grande est l’offre, plus on diversifie le lectorat et plus on démultiplie la clientèle, je vois à cela une dimension plus souterraine, liée à un double phénomène de civilisation. Nous vivons un temps un peu égaré, dans une société qui échoue en partie à se comprendre et à se reconnaître elle-même. Il est possible que le livre apparaisse, ne serait-ce qu’en vertu de son ancienneté, comme une valeur refuge, un outil irremplaçable pour formuler une pensée apte à nous guider dans l’histoire du monde. Nous écrivons, nous publions, parce nous cherchons de manière effrénée à nous comprendre, à la fois comme ensemble social et comme monade disséminée dans cet ensemble. Enfin, je crois que nous vivons un temps de désacralisation progressive du livre, de l’écrit, de l’écrivain, désacralisation qui, en un apparent paradoxe, conduit un nombre croissant de personnes, non seulement à vouloir écrire (de cela il y aurait tout lieu de se réjouir), mais surtout à vouloir être lu – donc publié. Poussé aux confins de l’absurde, ce modèle conduirait à ce que chaque auteur n’ait plus en fin de course qu’un seul lecteur : lui-même. Si nous défendons une certaine idée de la littérature, si nous défendons, autrement dit, une certaine exigence éthique et esthétique, alors nous devons nous réjouir qu’il ne soit pas aussi simple que cela d’être publié. Je mets les pieds dans le plat : tout le monde ne peut pas être écrivain. Et il ne s’agit évidemment pas, ce disant, de réserver cette « activité » à je ne sais quelle élite, mais tout simplement d’admettre que se vouer à l’écriture ne convient pas à tout le monde et va de pair avec un certain tempérament, une certaine complexion personnelle. Donc, non seulement il n’est pas grave que tout le monde ne puisse pas être écrivain, mais c’est tant mieux.

Marc, qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ?

Je ne suis pas sûr de le savoir et ne le saurai probablement jamais – ne serait-ce que parce que je ne cherche pas spécialement à le savoir. Les choses sont trop complexes, trop enchevêtrées. Aucune causalité n’est fondamentalement ni distinctement identifiable. J’ai écrit, j’écris, parce que l’écriture m’offre un espace, une circonstance et une consistance sur lesquelles je peux m’appuyer pour atteindre à une certaine forme de plénitude, d’introspection et d’intelligence. C’est ma façon à moi d’approcher au plus près d’une solitude désirée ou, pour renverser les termes de la proposition, de me maintenir le plus éloigné possible d’une solitude subie. J’écris parce que je ne me sens jamais autant ouvert aux possibilités existentielles et métaphysiques, cérébrales et physiques, que dans le temps de l’écriture. J’écris parce que je peux éprouver un plaisir un peu trouble à constater que ce que j’écris est en général plus intelligent que moi : c’est aussi ce franchissement, ce dédoublement qui est enivrant. Je constate, en écrivant, l’inadéquation, même relative, entre ce que j’écris et ce que je suis. Quand on écrit, on explore, presque sans le savoir, quelque chose de soi que l’on est
d’ordinaire incapable de localiser en soi.

Et que morts s'ensuivent est une satire sociale. Du cocasse à l'absurde et toujours porté par une élégance de style, la lecture est délicieuse. Etaient-ce les objectifs recherchés lorsque vous avez commencé à écrire ces nouvelles ?

Je ne suis pas certain qu’il s’agisse d’une satire sociale. En tout cas telle n’était pas mon intention. Il y a de la satire, oui, et sociale, pourquoi pas, mais je dirais qu’elle est plutôt ontologique. C’est une sorte d’exploration de ce qu’il y a de définitivement moyen en nous, en chacun d’entre nous. Une manière d’exposer les limites de nos grandes fiertés humanoïdes. De défier le sens commun, les acceptions communes, les valeurs indiscutables. De m’amuser de nos certitudes collectives autant que de nos passions singulières. De faire peur en racontant des histoires qui, pourtant, ne sauraient être plus humaines. On pourra y voir du cynisme, et il y en a peut-être. Mais je revendique aussi une forme de désolation et d’abattement. Ce pourrait être, finalement, le livre d’un humaniste que l’humanisme déçoit. Pour autant, je ne crois pas avoir eu d’intention particulière. Ces histoires m’ont entraîné et je me suis laissé prendre à leur jeu, à leur mouvement interne. Bien sûr, en les retravaillant, j’ai exercé sur elles un contrôle plus ou moins souverain, leur appliquant un ensemble de pensées, de volontés, de directives, mais le fait est qu’elles m’ont en grande partie échappé, et que là réside d’ailleurs le plaisir très intense que j’ai éprouvé à les écrire. Mais il est vrai que les ai voulues caustiques, cocasses, déchirantes, dramatiques, pathétiques. A l’image peut-être de ce que peut m’inspirer un certain pan de l’aventure humaine.

Les personnages sont liés entre eux et entre les nouvelles. C'est une sorte de roman travesti en recueil de nouvelles qui décrit l'accumulation de drames humains. Qu'est-ce qui vous intéresse dans cette façon de dépeindre une réalité sociale ?

Ces personnages ne sont pas liés, si ce n’est par l’intermédiaire de l’un d’entre eux, qui revient en permanence sous des traits toujours différents, et qui pourrait incarner quelque chose comme un dénominateur commun, un parangon ou un échantillon d’humanité. Mais ce n’est pas un roman. Ce sont des nouvelles, liées seulement par un esprit, un style, et, en effet, une dramaturgie. Encore une fois, je n’ai pas vraiment cherché à dépeindre une quelconque réalité sociale, même si je le fais incidemment afin d’épaissir les coulisses. En revanche, oui, le drame est là, la mort rôde. Partout, tout le temps. Pour quelle raison, je ne suis pas certain moi-même de pouvoir le dire… Elle est pour les vivants le seul objet réel de fascination, notre ultime demeure, notre seule projection possible. Elle est inscrite partout sur les murs de la vie, et partout nous l’esquivons, la contournons, la conjurons, et cela est vain et cela créé notre humanité. Il est possible aussi que j’éprouve un certain agacement au vitalisme contemporain, à cette objurgation permanente à la vie, aux innombrables slogans, politiques ou publicitaires, qui n’ont de cesse de vanter la rupture, le renouvellement, le changement, la régénération, la révolution : toutes choses possibles seulement si l’on s’assied sur les morts, ou sur ce qui est passé – autrement dit, pour l’ultra-contemporanéité dans laquelle nous vivons, sur ce qui est mort.

Pensez-vous que la folie peut nous surprendre d'un seul coup, comme cette fille qui crève subitement les yeux de son amie ?

Bien sûr, et depuis toujours ! Mes histoires sont terribles ? Mais elles ne le sont pas davantage que le moindre fait divers dans la vie réelle ! Ce que vous appelez la folie n’est que cette chose très commune que nous nous employons en permanence à tenir à distance respectable. C’est ce qui nous habite, ce morceau de nous-même qui n’est pas moins humain qu’un autre et que nous nous acharnons à endormir, à maintenir à l’état de veille, ou de larve. C’est la source à laquelle nous allons puiser l’énergie que nous mettons, non seulement à survivre, mais à vivre, à nous reproduire, à nous regrouper, à travailler, à organiser, à prévoir. La folie est notre pathologie commune, que nous savons presque instinctivement dominer. Le mystère, c’est lorsqu’elle n’y tient plus, quand la vague finit par dominer et submerger l’individu. C’est, je crois, une longue trajectoire, un très long processus, fait d’une inadéquation à la vie dont je ne suis pas loin de penser qu’elle nous est naturellement commune. Inadéquation à laquelle il faudra bien sûr adjoindre un indémêlable écheveau de souffrances familiales, sociales, intimes. Cette « folie », lorsqu’elle se manifeste, n’est rien d’autre qu’un aboutissement.

Pour finir, que diriez-vous aux lecteurs du BSC NEWS pour les inciter à lire votre dernier livre Et que morts s'ensuivent, paru au Seuil ?

Votre première question m’interdit presque de vous répondre : l’on ne saurait être à la fois écrivain, critique, et critique de ses propres écrits. Moralité : c’est à vous de leur dire !

 

27 mai 2011

Une critique de Nunzio Casalaspro

Le regard de Nunzio Casaspro, auteur d'un joli blog, Un caniche dans l'escalier, sur Le Pourceau, le Diable et la Putain.

"Je suis seul maintenant et tout laisse à penser qu'il en ira ainsi jusqu'à la fin. Laquelle ne saurait tarder, je le sens. Mais je ne m'en plains pas. D'ailleurs, quel motif aurais-je de me plaindre ? Pour peu enviable qu'il m'apparaisse, mon sort est-il des moins partagés ? Je dois bien l'avouer, les comparaisons dans ce domaine ont toujours tourné à ma confusion. Et j'en connais quelques-uns - et jusque chez les humains - qui s'accommoderaient fort de ma situation.

L'endroit que j'occupe suffit à mes besoins comme à la satisfaction de mes désirs. Je ne saurais dire si la longueur du local l'emporte sur la largeur, ou vice versa. Mais il me plaît d'imaginer que la largeur ne le cède en rien à la longueur. Je ne sais pourquoi, l'idée d'exercer ma liberté à l'intérieur d'un carré m'est d'un précieux  réconfort."

Stratégie pour deux jambons, Raymond Cousse 

CouvPourceauFut-ce à cause de ce pourceau, dont la mention paraît en couverture, le premier livre auquel j’ai songé, en lisant le dernier opus de Marc Villemain, paru chez l’excellent éditeur Quidam, le voici : Stratégie pour deux jambons, de Raymond Cousse, cet écrivain atypique, aujourd’hui suicidé, il faut bien le dire et dans lequel, jadis, Samuel Beckett avait su reconnaître un talent, authentique. Talent qui engagea une amitié ; et quand on connaît un peu Beckett, ce n’était pas gagné… Mais le pourceau, seul, ne suffit pas à la comparaison. Il y a autre chose, il y a : il y a par exemple que le livre de Cousse est un monologue, comme celui de Villemain ; il y a que dans les deux cas il s’agit d’un être sur le point de mourir et qui, il semble, avance en confession, ou si on préfère tient son dernier discours, expulse ses dernières paroles. Le cochon de Cousse n’a plus que huit jours à vivre, avant l’abattage ; le vieil atrabilaire de Villemain, lui, s’étiole avec force discours, avant le tout prochain trépas. Il y a encore que dans les deux cas, nous avons affaire au comique le plus sûr, celui qui pince sans rire, celui que le style tient, impeccable, comme disent les critiques, celui qui, comme chez Ionesco ou chez Beckett, est voué à masquer la tragédie. Ici et là, en somme, on rit, on rit beaucoup même, mais il semble qu’il faudrait crier.

Cette tragédie, on peut en dire deux mots : c’est que les deux protagonistes – celui de Cousse et celui de Villemain – non seulement vont mourir, mais, je crois,  ils sont mis à mort. C’est évident pour ce jambon sur pattes qu’est le porc de Cousse ; ça l’est moins, certainement, pour  le diable de Villemain. Et pourtant la chose est là, peut-être, si on veut bien. Si le cochon coussien prétend avancer vers nous tel un philanthrope – sa mort, il la veut comme une offrande faite aux hommes, qui vont se délecter de ses maigres et ses gras – le protagoniste de Villemain affiche au contraire sa misanthropie, prétend en avoir fait un livre, une théorie.  Dans les deux cas, il semble d’abord que l’on accepte sa mort, qu’on lui trouve une destination pour l’un, un soulagement pour l’autre et comme une dernière tentative, réussie, pour expulser cette misère humaine qu’on a toute sa vie observée, conspuée, dont on a ri. Mais quoi qu’en dise ce misanthrope, il se pourrait au contraire que c’est lui qu’on expulse, (comme le cochon de Cousse, on s’en doute bien, sa mort, au fond, ne choisit pas). Cette présence que signifie notre misanthrope est devenue insupportable et cette infirmière, cette Géraldine Bouvier qui lui tient compagnie tout au long du livre, semble finalement ne rien faire quand on veut le débrancher, écourter sa vie, ou bien même de ce débranchement être la main.

Mais cette présence, quelle est-elle, qu’est-ce donc qu’on cherche à expulser ?

« Eh, pépé, on est plus au dix-neuvième… » tonne, lasse, notre Géraldine, à la page 89 de ce Pourceau qu'on vient de lire. Dix-neuvième siècle ou pas, ce qui semble se dessiner ici, se jouer dans ces pages impeccables, comme disent les critiques, c’est que notre monde contemporain, dont le « vieux schnock » ne cesse de dénoncer la vulgarité – tourisme, humanisme facile, mépris de la langue – n’ayant plus que faire de cette misanthropie nécessaire, indispensable, non pas parce qu’il s’agit de ne pas aimer les hommes, son prochain, mais parce que d’abord, ce prochain, on ne peut pas l’aimer tel qu’il est, tel qu’il se présente, avec toute cette vulgarité dont il est en plus, aujourd’hui, fier, qu’il revendique, qu’il assume, cette misanthropie, eh bien, notre monde s’en débarrasse. Tuer notre misanthrope, c’est donc avec lui expulser une bonne fois le vieux monde, celui qui songeait encore par exemple que la pensée, fût-elle la plus négative, la plus acerbe, devait se dire, ne pouvait que se dire dans cet usage ciselé de la langue.

Et donc nous voici, comme je le disais, devant une mise à mort. Et c’est à d’autres livres alors, que j’ai songé, en lisant Villemain.

Je ne sais pas si je tombe juste, il me le dira lui-même ou bien, il faudra que je le lui demande, mais j’ai bien sûr songé à Kafka, en lisant ce Pourceau. Le Kafka de la Lettre au père, mais davantage encore celui de La Métamorphose. Comment ne pas y songer, d’ailleurs, face à ce cloporte qui ouvre le récit, auquel notre misanthrope est confronté et qui est impuissant à se retourner, à retomber sur ses sales petites pattes. Chez Kafka, le protagoniste se transforme en insecte, répugnant, exécrable, qu’il faut absolument expulser ; chez Villemain, le vieux schnock le regarde en face, et c’est devant lui qu’il se retrouve à nouveau, dans les toutes dernières pages, « ce copain » dans lequel il semble se regarder comme dans un miroir, dans lequel donc il voit sa toute prochaine mort, tandis que le cloporte, pour le moment, semble y échapper.

Une des clés pour lire ce livre de Marc Villemain, finalement pourrait nous être donnée par le passage d’un autre récit. Celui de Goran Petrovic, qui écrit ceci, dans Lexique nomade : « Dans la Grèce antique, notamment à Athènes, existait la coutume de choisir une fois l’an deux hommes qui devaient prendre sur eux les péchés de tous et de les mettre cruellement à mort. Ces victimes expiatoires étaient appelées pharmakoi. Le fait étrange, c’est que ces pharmakoi riaient pendant qu’on les menait à la mort. (…) Je me dis que, dans notre civilisation contemporaine, c’est la littérature qui, "au nom de tous", a accepté de mourir. Je me dis aussi que ce rite sacrificiel doit s’accomplir avec force rire et humour. Cela afin de nous détourner de l’idée qu’il s’agit en fait de meurtre ou, mieux encore, de suicide collectif. Et c’est peut-être bien ce que nous avons de mieux à faire : rire, puisqu’il semble qu’il nous ayons là de quoi rire. »

Oui, il me semble qu’on trouve beaucoup de ce qui se dit dans notre Pourceau, dans les lignes qui précèdent : peut-être en effet notre vieux schnock est-il une forme de pharmakoi, qu’on expulse, dont il faut absolument se débarrasser. Et avec lui, c’est notre propre mort qu’on cherche à ne pas voir ; mais c’est aussi cette littérature qui ne peut se faire que dans le travail de la langue ; c’est encore cet amour de l’autre, qu’il faudrait rechercher et dont le chemin de la misanthropie, nécessaire, pourrait ne constituer qu’une première étape : retournée, dépassée, traversée, elle est bien ce véritable humanisme que Villemain, à travers son personnage, évoque plusieurs fois, tandis que notre époque se contente d’un humanisme béat, hypocrite, larmoyant, qui n’est que le masque de l’indifférence ou de la cruauté.

Et voici,  on s’en débarrasse donc, de notre atrabilaire ; les humanistes indifférents ou cruels, ceux qui croient « être du côté des belles âmes »  le jettent à la fosse, dans cet hôpital :

« Ah oui, parce qu’on est chez les humanistes, là, service public, parcours de santé, accompagnement vers la mort, malade au centre des soins et tout le toutim. Moyennant quoi, on m’isole dans un couloir où même la mort doit se boucher le nez, couvre-feu à dix-neuf heures, bouillie pour chat au dîner et voisine de chambre qui ferait passer Thérèse d’Avila pour un précurseur du cartésianisme. »

Pendant ce temps-là, nous, lecteurs, nous aurons ri ; mais ri de ce rire évoqué par Pétrovic, qui est le masque d’une impuissance devant le déferlement vulgaire du monde. Pendant ce temps-là, notre misanthrope rit encore, pendant qu'on le mène à la mort, tel le cochon de Cousse.

Mais j'y songe tout à coup, et je l'ajoute ici : expulsion, disais-je ; Bernanos ne disait-il pas quelque part à peu près ceci : Le diable, c'est celui qui ne reste pas jusqu'au bout....

Nunzio Casalaspro

 

20 mai 2011

Joël Roussiez - Un paquebot magnifique

Il suffit de passer sur le site des éditions La rumeur libre pour entrevoir combien est grande leur ambition. Ambition littéraire, c'est entendu, mais pas seulement : s'y lit aussi une exigence, une volonté de prendre place dans tout ce qui pourrait contribuer à éclairer (pardonnez l'emphase) le destin de l'humanité, à tout le moins la situation des humains dans ce qu'elle a, au fond, de plus immémorial, peut-être de moins évolutif, en dépit de ce que la profusion d'images, d'informations et de jugements de valeur peut parfois laisser penser.

Joe_l_Roussiez___Un_paquebot_magnifiqueLire Joël Roussiez constitue peut-être la plus belle illustration qui soit d'une telle ambition. Le paquebot magnifique, son dernier livre, que l'on ne saurait ranger de manière trop hâtive dans tel registre trop précis, sauf à en escamoter l'amplitude, témoigne de façon grâcieuse et singulière d'une vertu dont on peut se dire qu'elle se raréfie, cette vertu qui permet d'observer les choses de près tout en les mettant à une distance qui en exhausse la poésie interne. Mise à distance d'autant plus lyrique, et touchante, que s'y conjuguent ce que l'on pourrait décrire comme une science de l'observation, en tout cas un goût et un talent assez peu communs pour la minutie, le détail, la fragilité. Celle des êtres, de leurs corps, de leurs pensées, de leurs enracinements physiologiques, intimes, de ce qui les cloisonne ou au contraire les pousse à sortir d'eux-mêmes, et cette fragilité dense, massive des choses, de cette matière même qui les constitue - humains, fleurs, oiseaux, poissons. L'écriture de Joël Roussiez, forme et style, est à la fois délicate, pudique, légère, nourrie sans doute à ce que l'on perçoit comme une sensibilité très profonde à l'extériorité, mais dotée d'un caractère parfois presque enjoué, malicieux aussi, où l'on pourra entendre, derrière la petite mélancolie qu'induit la mise à distance, un chant qui n'est pas dénué de vitalisme ; une écriture qui s'approche des choses sans jamais les briser.

Je ne peux qu'inviter à monter à bord de ce paquebot, moderne arche de Noé où vont vivre et dériver quelques humains comme nous autres, fascinés par le chant des sirènes, le mystère maritime et l'étendue du monde. Un très beau livre.

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