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Marc Villemain

7 juin 2010

Rite et rituel - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Notice Rite et rituel - Marc Villemain


dico mort

Le rite funéraire, par son omniprésence et son immémorialité, démontre une pratique humaine qui, si elle reste non univoque, n'en est pas moins distinctive. Le terme de rituel, lui, se réfère au texte - pris au sens large - utilisé pour la pratique et l'étude d'un degré du rite qui codifie un ensemble d'actes symboliques (gestes, paroles, déplacements).

Usage, coutume et cérémonial se combinent en des rites qui ne se rapportent pas exclusivement à des pratiques religieuses ou culturelles. Par exemple, si en ethnologie le rite est l'acte magique qui a pour objet d'orienter une force occulte vers une action déterminée et qui consiste en gestes, paroles ou attitudes adaptées à chaque circonstance, certains rites actuels afférents au deuil relèvent parfois de coutumes laïques, détachées de tout culte ou religion. De façon générique, l'ordre y est prescrit et s'inscrit dans une tradition, une répétition à l'identique. Rite de passage, rite autour de la mort, servent à conjurer et à intelligenter la peur des vivants quant aux dégâts que la mort provoque à la fois sur l'enveloppe corporelle (le cadavre) et sur la psyché, l'imaginaire.

Une thérapie ?

Invariants de la culture humaine, les rites et rituels funéraires ont pour fonction de ramener l'événement de la mort à un sens symbolique et social intelligible. À cette aune, ils induisent une acceptation de la mort, de quoi l'on peut déduire qu'ils constituent une étape du deuil. L'explication la plus courante retient des rites qu'ils fonctionneraient telle une thérapie, qui aurait le double mérite d'apaiser l'affliction consécutive au décès d'un être cher en faisant de sa mort un cérémonial collectif (permettant d'en partager la peine), et de domestiquer sa propre peur de la mort en lui donnant un cadre officiel. Si ces deux motifs ne semblent pas discutables, l'explication a toutefois pour limite de ne considérer que les fonctions directement utilitaires du rite : il s'agit ici de continuer à vivre avec et après la mort, d'apprendre à l'incorporer dans le mouvement de la vie. C'est là un passage obligé pour tout endeuillé, mais qui ne suffit sans doute pas à expliquer la constance des phénomènes funéraires rituels observés dans toute société humaine, en toute époque et en tout lieu. D'autant que, primitifs ou en devenir, les rites se déploient toujours à partir d'un socle de pratiques communes : un lieu consacré, un officiant et son assemblée, une temporalité propre, la répétition réglée de gestes et/ou de paroles mimétiques.

Réalisation, normalisation et individuation.

Si le motif du rite funéraire fait écho au souci de normaliser la mort afin qu’elle n’interdît pas la continuation de la vie, son mobile pourrait répondre à une dimension moins immédiate. Ainsi nombre d’anthropologues font-ils du rite funéraire l’un des indices, voire l’indice à lui seul, du passage de l’animalité à l’humanité. Faire de la mort non un spectacle, mais un événement social et collectif codifié, permet en effet d’enraciner sa propre histoire et celle du défunt dans une chaîne générationnelle ; de la même manière, les structures institutionnelles de la ritualité, sans lesquelles le rite ne serait tout au plus qu’une élucubration personnelle ou un cérémonial intime, permettent de faire de la mort un récit que l’on peut partager, donc insérer dans une histoire où l’humain a sa place. Or, de cette mémoire générationnelle et de cette symbolique de l’institution, les animaux sont assurément dépourvus.

À la fois motif et mobile, la ritualité funéraire témoigne donc d’une forme de résignation, fût-elle active, au destin borné de l’espèce. Nous n’acceptons la mort de l’autre que parce que nous-mêmes nous savons mortels. Que la nature reprenne in fine ses droits nous serait insupportable si nous ne savions en faire un principe directeur de la vie. Il y a sans doute quelque chose de la lutte de Sisyphe dans cette obstination à faire de la mort un moment de la vie : mais n’est-ce pas là une définition de l’humanité ?

M. Villemain

Bibl. : Michèle Fellous, A la recherche de nouveaux rites : rites de passage et modernité avancée, éditions L’Harmattan, 2001 * Frédéric Lenoir et Jean-Philippe de Tonnac, La mort et l’immortalité, Encyclopédie des savoirs et des croyances, Bayard, 2004 * Arthur Maurice Hocart, Au commencement était le rite – De l’origine des sociétés humaines, La Découverte, 2005 * Claude Levi-Strauss, Mythologiques – Tome 4 L’homme nu, Plon, 1971

5 juin 2010

Carré blanc sur fond bleu - Revue In-Fusion

In_fusion___Bretagne 
Le 4ème numéro de la revue In-Fusion vient de paraître, consacré à la Bretagne. J'y publie un texte intitulé Carré blanc sur fond bleu.

Au sommaire :
 
Les Chroniques
: Keltoum Bessadok (Téléssonne), Jean-Marie Decorse (La Dépêche du Midi), Jean-Luc Romero (Conseiller Régional d’Ile-de-France), Alain Le Roux et Nathalie Croisé Bâ (BFM Radio).

Bretagne :
Des textes de : Marylise Lebranchu, Kofi Yamgnane, Irène Frain, Yann Queffelec, Roland Jourdain, Pierre Jakez-Hélias et Yvon Le Men mais aussi un entretien avec Yvan Le Bolloc’h par Elisabeth Robert et la chanson d’Yvan Le Bolloc’h « Les Gens du Voyage ».

Littérature :
Des textes de : Grand Corps Malade, David Abiker, Marc Villemain, Tristane Banon, Abdourahman Waberi :

Entretiens :
Roland Jourdain par Charlotte Beaune
Rencontre avec Mariana Ramos par Sophie Guichard
Rencontre avec Pascal Légitimus par Marion Thuillier
A bâtons rompus avec Arnaud Gidoin par Axelle Szczygiel

La revue est disponible au prix de 12 euros. Passer commande à : Revue In-Fusion - 20, rue Pierre Boudou 92 600 Asnières.

 

4 juin 2010

THEATRE : Ubu Roi - Alfred Jarry

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Avouons que ça fait du bien, de voir ça au Français. Non que je ne fusse déjà convaincu de l'auguste passion de la maison de Molière pour la fureur et la potacherie (confer, il n'y a pas bien longtemps encore, le Fantasio de Musset mis en scène par Andrès Lima), mais lorsqu'un franc-tireur aussi aguerri que Jean-Pierre Vincent s'acharne à dûment enfoncer le clou, c'est du petit lait. Mon problème, cette fois-ci, c'est que ma femme n'a pas d'avis. Pour sûr cela dit qu'elle a rigolé, et frémi même, et de son premier rang qu'elle a dû les essuyer, les regards de cerbère de Christian Gonon et les sournoises convulsions de l'impayable Calixte - pour ne rien dire des coups de feu, des pluies d'or ubuesque et d'une intempestive disparition osseuse. C'est elle, après tout, la spécialiste. Mais là, à sa décharge, faut bien dire qu'on se retrouve dans les rues de Paris sans doute moins éreintés que proprement sur le cul - d'ailleurs, Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

 

Devolder

Les choses démarrent pourtant sur une tout autre note, inquiétante, pour ainsi dire sépulcrale. Le rideau ouvert, tout de suite je songe aux tableaux de Roland Devolder, dont je me sens toujours très proche. Impression qui reviendra plusieurs fois, tant il est vrai qu'en dépit de ce qui ne cesse d'exploser sous nos yeux, il y a dans cette mise en scène quelque chose que je trouve extrêmement pictural. Mais, certes, ce n'est pas là ce que la salle Richelieu à son comble retiendra. Et que retiendra-t-elle... ? Ubu est une gigantesque farce, grinçante, à fleur de peau, lancée telle une vieille loco qu'un fou incessant gaverait de charbon au point de l'en faire dégorger, et dont on se souviendra que le public fut vent debout lors de sa première représentation, alors que le bon père Ubu, hagard et paillard, exclamait en ouverture un Merdre ! tonitruant. Faut-il d'ailleurs retenir de cet inclassable mythe autre chose que cette sensation de chaos méthodique et littéralement surréaliste, reflet de ce que Jarry éprouvait et percevait du monde ?

 

Quoique par quasi définition indescriptible, ledit chaos fait ici l'objet d'une maîtrise théâtrale en tous points époustouflante. On passera volontiers, d'un tableau l'autre, d'une joyeuseté enfantine digne des jeux sans frontières de feu Guy Lux à une aigreur sournoise et sciemment crypto-shakespearienne, du spectacle de marionnettes à l'heroic fantasy en passant par la parodie de film noir et l'inclinaison totale vers l'absurde : l'ami Poquelin s'y serait goulûment sustenté. À ce jeu, tous les comédiens tirent leur épingle, parfois au bord du gouffre eux-mêmes, tant on dirait qu'ils ont  envie de se laisser entraîner sur la pente loufoque. À tout seigneur, tout honneur : Serge Bagdassarian, dans le rôle d'Ubu, est absolument phénoménal ; on pourra dire ce qu'on veut, qu'il est indûment tiré vers son indécrottable rusticité, il faudrait être rudement blasé pour ne pas rire de sa bêtise tragique, du primitivisme absolu de ses fantasmes et de ses fanfaronnades sans surmoi. J'ai comme toujours un faible pour  Pierre-Louis Calixte, qui conserve par-devers lui ce quelque chose d'étrange qui est peut-être, au fond, la marque des grands, et qui ne peut décidément jamais s'empêcher de crever l'écran. Même Adrien Gamba-Gontard, que j'ai pu en d'autres circonstances trouver un peu fragile, comme en surpoids de tension, s'amuse comme un beau diable - cette scène où on le voit, fier soldat, compter en marchant de son pas militaire et chantant sur un air qui rappellera le kilomètre à pieds qui use et qui, ici, amuse la salle entière. Michel Robin lui-même, à 80 ans passés, lui qui joua les plus grands aux côtés des plus grands, se fait tout à tour impérial et cabotin, ravi sans doute de devoir changer de costume aussi rapidement et de s'amuser à son tour. Car c'est un autre trait de cette mise en scène, en tout cas de son esprit, qu'on a rarement vu les comédiens du Français avoir à ce point envie du public, de sa repartie, peut-être de sa participation. Ne soyons pas bégueules, donc.

 

Cette loufoquerie infernale n'est pas gratuite pour autant. Je ne crois guère à l'hypothèse spontanée des sérieux, selon laquelle le rire, fût-il épais, peut-être gras, ferait passer à côté de l'essentiel. Car l'essentiel, c'est aussi cela, cette épaisseur grasse. Elle n'est rien d'autre que le reflet du monde vulgaire, salement ambitieux, lubrique, instable et insatiable, pleutre dans ses désirs autant que dans ses actes. Mais c'est la force de Jarry, comme de tous ceux qui peuvent se réclamer de lui, que de ne pas se métamorphoser en enseignant ou en pontife. Il existe une tentation moraliste, c'est certain, chez tous ceux qui raillent, moquent, conspuent et constatent. Ils nous enfoncent la tête dans le monde comme on le ferait d'un petit animal avec sa fiente : c'est une pédagogie comme une autre, qui a fait ses preuves - Desproges ne nous aurait pas désapprouvé. Il me semble que c'est ce qu'a très bien compris Jean-Pierre Vincent, qui sait bien que cette pièce, dont on aimera ou pas, littérairement, le texte, sera entendue des générations à venir comme elle le fut par celles du passé. Tant il est certain que la grossièreté des hommes a de beaux jours devant elle, et qu'il est toujours bon d'en rire.

 

À la Comédie française - Mise en scène de Jean-Pierre Vincent

27 mai 2010

Poussière - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Notice Poussière - Marc Villemain

dico mort

De notre enveloppe rendue à la nature, et quoique nous nous en défendions, nous entretenons tous cette image fâcheuse : celle, après la mort, d'insectes mastiquant nos organes et putréfiant notre chair. Que l'on se rassure, toutefois : ce n'est là qu'une étape. Le long processus qui décomposera notre chair après la mort en fera, faute de mieux, une sorte de poussière qui rejoindra d'autres poussières.

La Genèse, bien sûr, nous avait prévenus : "Souviens-toi que tu es poussière et que tu redeviendras poussière" ; ou, dans la traduction qu'en donne la Bible de Jérusalem : "Car tu es glaise et tu retourneras à la glaise" (Gn 3, 19). Qu'est-ce à dire ? Au-delà de la décomposition organique du corps, l'on ne peut pas, ne serait-ce qu'en vertu du sens caché un peu dépréciatif du mot poussière, ne pas y voir une allégorie de l'homme et du destin de l'humanité, tous deux programmés pour... mordre la poussière. La mort, non plus que la transformation post mortem du corps, ne nous conduit pas au rien, la poussière demeurant particule, donc matière ; or, pour la physique, l'être demeure tant que des traces de matière subsistent. Toutefois, à la poussière du corps qui se mélange avec la terre anonyme, fait écho l'élévation de l'âme. Ainsi la cérémonie catholique des Cendres, inspirée de la tradition juive et qui marque l'entrée dans le Carême, est-elle une cérémonie de pénitence et témoigne de l'infinie fragilité de l'homme. En considérant notre devenir-poussière et en nous avertissant de la caducité de notre chair, le catholicisme invite donc à la conversion, Dieu seul pouvant prêter espoir. Mais l'homme n'est pas seul à affronter ce destin. La terre et l'univers eux-mêmes sont programmés pour s'éteindre et devenir un jour, à leur tour, poussière. S'agissant de l'univers, qui ne semble exister que depuis 13,7 milliards d'années, si les principes qui régissent son expansion sont aujourd'hui connus, son destin fait encore largement question ; qu’il se nomme Big Crunch (sorte d’effondrement de l’univers), Big Chill (mort thermique), ou Big Rip (grande déchirure), il semble toutefois que lui aussi soit condamné à l’extinction. Pour ce qui est de la Terre, on estime généralement que sa durée de vie totale tournerait autour de dix milliards d’années. Cela nous laisse encore un peu de temps, mais ce qui importe ici, c’est que la conscience de notre finitude d’humains vivants s’accompagne de celle de la finitude même de ce qui nous dépasse et auquel nous appartenons. Soulagement très modeste, sans doute, et qui, comme si cela ne suffisait pas, ajoute à notre condition de mortels le désagrément de se savoir membres d’une espèce finie dans un macrocosme fini. Même les astres ne résisteront pas à la fin des temps : alors au moins aurions-nous pu nous consoler en nous joignant à la poussière des étoiles…

M. Villemain

24 mai 2010

Métiers du funéraire - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Notice Métiers du funéraire - Marc Villemain

dico mort

À la faveur peut-être du succès de la série Six Feet Under (A. Ball, 2006), dont les héros, la famille Fischer, sont propriétaires d'un salon funéraire, et de manière sans doute plus fondamentale en raison de l'évolution programmée de la pyramide des âge, les métiers du funéraire (ou "de la mort" moins euphémistique ; en américain : Death Care, ou Death Business : "Profession funéraire") connaissent depuis quelques années une certaine embellie.

De l'Église au funérarium

C'est lors de la Peste noire, qui ravagea l'Europe entre 1347 et 1350, qu'apparurent les confréries, auxquelles il revenait de déposer les pauvres en terre. Les "fabriques", conseils composés de marguilliers et chargés de la gestion des biens paroissiaux, récupérèrent très vite leurs prérogatives ; inférant son titre de propriété sur les cimetières, l'Église revendique d'ailleurs longtemps son droit exclusif d'inhumation.

Après la Révolution, les entrepreneurs privés se développèrent, et à leur suite une concurrence parfois un peu désordonnée. Aussi le Directoire prend-il quelque dispositions afin de commencer à organiser le marché. Le 28 décembre 1904 enfin, la loi attribue le monopole de l'activité funéraire aux communes, qui peuvent l'exercer en régie ou par concession de service public. Ces métiers ont connu de fortes évolutions tout au long du XXè siècle. C'est le résultat à la fois de mutations socio-économiques (libéralisation, privatisation, hyperspécialisation), de bouleversements culturels (médicalisation de la fin de vie, déclin relatif des religions instituées, hygiénisme et attraction croissante pour les "soins du corps", déni de la mort), et du désintérêt dans lequel les établissements de santé ont longtemps laissé les défunts, abandonnant les "post-soins" à des opérateurs privés de pompes funèbres. Il faudra d'ailleurs attendre 1997 pour qu'une réglementation contraigne les établissements hospitaliers comptabilisant plus de deux cents décès annuels à concevoir des aménagements de type chambre mortuaire et structures d'accueil des familles.

De fil en aiguille, la mort est entrée dans la "chaîne des soins", et les demandes croissantes de soins dits "palliatifs" constituent à cet égard une assez forte pression sur les établissements de santé. Nous sommes loin du temps où les Égyptiens, pour ne citer que cet exemple, orchestraient en grande pompe le départ du défunt dans le monde d'Osiris : de nombreuses castes de métiers funéraires se multiplièrent, danseuses et pleureuses étant chargées d'incarner le désespoir et l'affliction, et donnent un tour cérémonieux aux funérailles. Par comparaison, la mort en Occident de nos jours semble bien silencieuse. Au centre du dispositif, il y a d'abord le "conseiller" ou "assistant" funéraire. Indissociable de la naissance des entreprises de pompes funèbres au XIXè siècle et grand ordonnateur des funérailles, ses fonctions se sont progressivement accrues et connaissent encore de fortes évolutions depuis l'ouverture du marché à la concurrence (loi n°  93-23 du 8 janvier 1993.) "De pourvoyeur de fournitures mortuaires et coordonnateur des principaux acteurs funéraires (famille, représentants religieux et publics) à conseiller commercial et prestataire de biens symboliques, l'assistant funéraire voit son champ d'intervention s'élargir vers la dimension symbolique de la pratique funéraire." (Revue française des affaires sociales).

Et en effet, le conseiller funéraire reçoit les familles, organise, planifie et supervise avec elles les funérailles dans leurs moindres détails ; à l'occasion, sa présence peut être requise par la police afin de témoigner de la disparition d'une personne. Interlocuteur privilégié des endeuillés, sa fonction est donc d'autant plus complexe qu'il est aussi, de facto, un agent commercial, et qu'à ce titre son entreprise est en droit d'attendre de lui qu'il soit productif.

Une certaine gêne

Les métiers de la mort sont chargés d'une série de connotations déplaisantes. L'entrepreneur en pompes funèbres moderne n'a pourtant plus rien à voir avec le croque-mort d'autrefois ! Il est vrai que ces métiers exigent de leurs acteurs civilité, élégance, pudeur et discrétion, en sus d'une certaine technicité. Ainsi en va-t-il des porteurs, pour n'évoquer que le début de la chaîne qui mène jusqu'à l'inhumation ou à la crémation, auxquels revient la charge de transférer vers une chambre funéraire ou mortuaire toute personne défunte à son domicile ou dans un centre de soins. Ou encore des agents de crématorium, qui doivent à la fois réceptionner les corps, accueillir les familles, ordonnancer les cérémonies, vérifier les dossiers de crémation, procéder à la crémation en tant que telle (mise en route du four, réglage, fonctionnement), disperser ou remettre les cendres aux familles, et assurer la maintenance du four. Que dire des thanatopracteurs, qui doivent déshabiller, laver puis ouvrir le corps, l'apprêter puis le rhabiller ? Le succès de la série américaine Six Feet Under s'explique en grande partie à cause de l'opacité qui affecte ce milieu : présentes autour des cimetières, des hôpitaux, les "agences funéraires" n'en finissent pas de rechercher des modes de communication décrispées, établissant un compromis entre le déni ambiant, l'atmosphère de reproche pour un semblant de mercantilisme et le quasi-mépris pour les professions qui y sont rattachées.

Des métiers anciens et nouveaux

Le thanatopracteur, "praticien des morts", est le plus récent des métiers funéraires, dont la fonction est justifiée à la fois par des impératifs sanitaires et le par le souci de faciliter le travail de deuil en lissant le visage de la mort. On compte à ce jour environ 700 thanatopracteurs en France, mais la profession, encore très masculine, est appelée à se développer fortement dans les années qui viennent. Le thanatopracteur a suivi une formation en école spécialisée, est titulaire d'un diplôme national créé en 1994, et ne peux exercer sans habilitation préfectorale.

Reste que si la mort se médicalise, écho sans doute d’une société qui aspire à toujours plus de sécurité, de confort et de protection sanitaire, arrive l’inéluctable moment où elle redevient rudimentaire et recouvre son fumet naturel de terre et de cendres. Outre les médecins légistes, qui ont entre autres compétences celle de mener une tâche aussi ingrate que l’autopsie, et doivent ce faisant affronter ce que le corps humain a de plus organique, les métiers funéraires traditionnels ne sont pas davantage que les autres exposés à une quelconque crise de la demande. L’on citera ici les fossoyeurs, dont on oublie parfois que, s’ils inhument les morts, on peut aussi leur demander de les exhumer ; les porteurs, qui sont le plus souvent également chauffeurs, dont le travail consiste à transporter le défunt jusqu’au lieu de sépulture ; les marbriers, qui travaillent des blocs de granit dont le poids peut aller jusqu’à douze tonnes ; les graveurs de monuments, dont la technique délaisse de plus en plus la méthode manuelle pour adopter la gravure au jet de sable (malgré les risques de pneumoconiose consécutive à l’exposition à la silice) ; et bien entendu les gardiens ou conservateurs de cimetières, employés communaux qui font un peu office d’agents à tout faire : renseigner les entreprises de pompes funèbres, guider le public, emmener les cortèges jusqu’au lieu de sépulture, veiller à l’état du cimetière, assister personnellement aux inhumations. Il faut ajouter à cela que, dans un très grand nombre de petits cimetières, c’est sur le gardien que reposent les travaux d’entretien. A l’occasion, il peut même fleurir les tombes délaissées. Enfin, si cela ne fait nullement partie de ses attributions, il est souvent conduit à faire preuve d’écoute et de disponibilité, nombre de personnes en deuil n’hésitant à se confier à lui ; ainsi peut-il jouer un authentique rôle de soutien psychologique.

Enfin, l’on ne saurait taire certaines fonctions plus ou moins reluisantes (les bourreaux), voire franchement criminelles (les tueurs à gages), dont le point commun est d’être, eux aussi et à leur manière, des salariés de la mort. 

La fonction du bourreau, ancienne et protéiforme, est naturellement très intéressante, en ce sens qu’elle se situe aux confins du droit et du meurtre. Pourtant, au début du Moyen-Âge, le bourreau ne se contentait pas de torturer et d’exécuter les arrêts de justice : il était aussi chargé de capturer les chiens errants, d’équarrir les animaux morts, d’ensevelir les corps des suicidés ou de nettoyer les cloaques ; sa mission pouvait même aller jusqu’à la surveillance des lieux de prostitution. Longtemps, sa fonction ne fut pas officielle, et le bourreau était d’ordinaire choisi au sein de la population, en dehors de la ville où la sentence devait être exécutée ; c’est sa professionnalisation, au cours du 13èmesiècle, qui en fera un individu honni par tous. Cette dernière remarque n’empêcha toutefois pas que sa fréquentation intime de la mort, ainsi que sa connaissance présumée de l’anatomie, le conduisirent parfois à faire office de rebouteux. La Révolution française contribua à réhabiliter sa fonction, lui restituant son statut de citoyen à part entière, puisqu’il ne pouvait auparavant ni élire, ni être élu. Son métier n’existe par définition plus dans les pays qui ont aboli la peine de mort ; dans les autres, les pouvoirs institués tentent, non sans maladresse, d’adoucir son image en lui attribuant des fonctions plus ou moins médicales. 

Quant aux tueurs à gages, c’est encore une autre histoire… Dans Le Tueur, Confessions d’un ex-tueur à gages (éditions au Carré, 2004), le journaliste Alain Stanké a recueilli le témoignage de Donald Lavoie, qui fut le tueur à gages attitré d’une grande famille, les Dubois de Saint-Henri. Après qu’il eut commis pas moins de quinze meurtres pour le compte de ses employeurs, ladite grande famille retourne sa veste et met sa tête à prix pour un million de dollars. Conséquemment, Donald Lavoie change de camp et se met au service de la police. Il vit désormais sous une nouvelle identité, s’est marié, est père d’un enfant, et mène une vie parfaitement normale. La réinsertion n’est pas toujours un vain mot.

M. Villemain

16 mai 2010

Ronnie James Dio est mort

En souvenir et en hommage à Ronnie James Dio, décédé aujourd'hui à l'âge de 67 ans, je publie de nouveau le billet que j'avais fait paraître à l'occasion de son dernier passage à Paris, en juin 2009.
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RIMG0089Juin 2009 n'aura donc pas seulement été le mois de la  grossière récupération du patronyme mitterrandien par le petit néron qui nous très-mal-gouverne, mais aussi celui du retour sur les scènes françaises de quelques vieilles gloires du hard et du metal : alors que les solides gaillards d'AC/DC ont allumé le feu au Stade de France un peu plus rudement que Jean-Philippe Smet lui-même et que s'annoncent déjà Status Quo en octobre et Motörhead en novembre, Whitesnake prit d'assaut le Casino de Paris (voir ce que j'en ai dit ici), manière involontaire de chauffer la salle que survolta l'autre soir Heaven & Hell, reformation inespérée de Black Sabbath autour de ces quatre légendes que sont déjà Ronnie James Dio, Tony Iommi, Geezer Butler et Vinnie Appice.

A propos de chauffer la salle, il serait indélicat de ma part de ne pas dire un mot des jeunes gens de Black Stone Cherry, qui s'acharnent à dépoussiérer notre bon vieux rock sudiste, non sans verve ni ardeur. D'autant que Ben Wells,  le guitariste, est un gigoteur de première - un peu poseur aussi, mais ça passera sans doute avec l'âge. Moyennant quoi, on se met à leur place : préparer le terrain aux quatre braves que le public attend avec l'impatience qu'on imagine n'est pas chose aisée. Et il faut dire que Black Stone Cherry s'en est plutôt très bien sorti, y mettant beaucoup d'énergie et de conviction, en sus d'être parfaitement au point ; reste que leur musique, plaisante, énergique, roborative, peut aussi lasser un peu, à la longue - la reprise de Voodoo Child de Jimi Hendrix se révélant plus malicieuse et spectaculaire que franchement convaincante.

RIMG0028Enfin, Dio arrive. C'est un peu injuste, mais nul ne peut contester que c'est lui que l'on vient voir. Chose qu'il ne peut d'ailleurs ignorer : il sait bien qu'il incarne le maître chanteur du metal, celui à l'aune duquel des générations de hurleurs se jaugent et se mesurent, celui qui, à soixante-sept ans, continue de revendiquer fièrement le premier usage metallique des cornuti del diavolo. Ronnie James Dio a quelque chose du seigneur. Et même si ma femme trouve qu'il ressemble à Gilles Vigneault, il fait tout de même davantage penser à un ange déchu qu'à un humain clairement homologué. C'est peu dire que j'ai été heureux, enfin, de l'écouter et de le voir : ça aussi, c'était un rêve de gosse.

L'on pouvait bien sûr craindre que sa voix ne fût plus tout à fait celle d'antan. Eh bien non, c'est assez inouï pour être souligné, mais si le temps donne à son visage des reliefs plus énigmatiques et troublants encore que par le passé, celle-ci demeure d'une qualité assez exceptionnelle. Ronde et tranchante, chaude et agressive, toujours très colorée, Dio la pose et la nuance à volonté, au point qu'elle n'a pour ainsi dire quasiment jamais besoin d'être soutenue. Pour le reste, Dio joue le jeu. Il prend son temps, respire, se retire, jauge, regarde, grimace, sourit, prend à partie : il donne exactement ce que son public attend de lui : l'image d'un vieux sage du rock à qui on ne la fait pas, d'un qui n'a rien d'autre à prouver que sa présence. Il bouge peu, très peu, obligeant finalement le public à le regarder bien en face, manière aussi, peut-être, de bien montrer que tout cela n'en finit pas de tourner autour de lui.

RIMG0052Un mot de la setlist : ouverture magistrale sur The Mob Rules, comme au bon vieux temps. La voix de Dio est déjà chaude. On enchaîne avec un des plus illustres morceaux du vieux Sabbath : Children of the Sea : manière de vérifier que c'est toujours sur ces structures très lyriques, progressives, étirées, que Dio excelle. L'obsédant I fait mouche, transition idéale vers Bible Black, à l'introduction parfaite : on s'en doutait un peu, mais cet excellent morceau du tout nouvel album est taillé pour les concerts. Je regretterai toutefois que Vinnie Appice prenne un solo de batterie très tôt dans le concert - mais il est vrai que celui-là aura été assez bref, à peine une heure trente... Excellent solo au demeurant, pas forcément démonstratif mais ingénieux et très soucieux de maintenir l'ambiance caractéristique à la musique du groupe.

Puis vient l'inquiétant Fear, également issu du nouvel album, de facture classique, auquel succède le sublime et déjà ancien Falling off the Edge of the World, débordant de ce que j'ai toujours aimé dans Black Sabbath, cette mélancolie grave, tenue, qui finit toujours par nous saisir à la gorge et exploser. Follow the Tears nous remet dans l'ambiance du dernier album, c'est du lourd, du très lourd, avant que Tony Iommi, de quelques années à peine plus jeune que Dio, et toujours aussi fascinant dans son grand manteau noir, n'entame l'introduction de Die Young, avec son flegme légendaire et cette distance qu'il semble mettre en tout chose. Lui aussi, le fondateur du Sabbath, je crois pouvoir dire que nous sommes nombreux à être heureux de le voir.

Inutile de dire qu'un concert de Black Sabbath, enfin de Heaven & Hell, n'en serait pas tout à fait un sans... Heaven & RIMG0035Hell. Alors évidemment, cela fonctionne, parce que c'est ce morceau, que ce morceau à lui seul ramasse quarante ans d'histoire du metal et qu'il en est presque l'hymne officiel. Tout le monde chante, tout le monde en a envie, tout le monde veut revivre l'épopée, c'est certain, mais plus aucune surprise n'est possible avec ce morceau d'anthologie. Ce n'est là qu'une réserve, pas même de forme, mais d'histoire : comment jouer et entendre un tel morceau, qui représente tant, avec la même candeur stupéfaite que d'antan ?

Trop tôt, bien trop tôt, vient le temps du rappel : ce sera Neon Knights, choix intelligent, qui laisse la salle repartir bourrée d'énergie, exaltée. N'aura manqué, pour moi, que The Sign of the Southern Cross, que je tiens pour l'un des morceaux les plus emblématiques du metal.

Ces quatre musiciens exceptionnels, d'une précision maniaque, méticuleux jusqu'au moindre détail mais libres de cette liberté que permet l'expérience, ont donné là une belle leçon, de metal, certes, mais pas seulement. Ils habitent tellement cette musique que plus aucune faute de goût ne leur est plus possible, qu'ils semblent consubstantiels à  cette scène aux décors et aux effets pourtant très élaborés. Signe que, quarante et un an après la fondation de Black Sabbath, en 1968, le groupe demeure au firmament. J'ai vu ce soir-là un ou deux gamins de dix ans tout au plus et un paquet de braves aux soixantaines largement tassées qui ne me démentiront pas.

13 mai 2010

Metal (heavy metal) - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Nota bene : cette version, plus complète, diffère légèrment de celle publiée dans le Dictionnaire de la Mort.


dico mort

Le triptyque sex, drugs and rock'n'roll, que les années 1950 inventèrent et qui depuis se renouvèle au gré des générations, porte en lui tous les excès inhérents au genre, et pour une part le définit : le rock est violence, sédition, provocation - ou il n'est pas. Autrement dit, la mort a toujours rôdé du côté des rockers. Illustres ou anonymes, dénombrer les acteurs du rock morts dans l'exercice de leur passion, et en vertu du mode de vie qu'elle requiert parfois selon eux, constitue d'ailleurs un exercice aussi fastidieux que sinistre. Il n'y a à ce tropisme aucune exception, pas même la période du flower power, dont le cri de ralliement paix et amour (peace and love), aussi enjoué que fameux, masquait difficilement un mal-être qui était loin d'être exempt de violence. La contestation, conscience, ou la rébellion, plus instinctive, n'amènent que rarement la paix et l'apaisement : l'odeur du souffre charrie aussi les effluves de la mort.

Certains dérivés radicaux du rock, lui-même enfant de la colère et du fatalisme du blues, sont apparus au tournant des années 1970, en même temps que le consumérisme occidental asseyait son primat. Ainsi naquit le bien nommé hard rock, qui part de l'énergie physique du rock'n'roll pour en accentuer les distorsions et utilise l'épaisseur du blues pour en décupler l'effet martelant, entraînant avec lui une attitude et une vision du monde plus ténébreuses, plus graves, plus "lourdes".

Naissance du genre

Des Who à Jimi Hendrix en passant par Iron Butterfly (dont le premier album, en 1967, est intitulé Heavy), autant de groupes et de musiciens dont on peut considérer qu'ils ont contribué à tendre des ponts entre le blues éternel, le rock'n'roll vieillissant et le hard rock. Mais un genre va naître, qui peu à peu supplantera le hard dans l'expression de ce que l'épopée humaine peut avoir de plus sombre et de plus sépulcral : le heavy metal - ou, plus communément, le metal. L'origine de cette désignation reste sujette à interprétations. On en trouve les premières occurrences chez l'écrivain William S. Burroughs (la Machine molle, 1961), ou dans la chanson Born to be wild (Steppenwolf, 1968) ; elle fut toutefois popularisée par des critiques musicaux tels que Sandy Pearlman, Mike Saunders, et surtout Lester Bangs, qui le premier saisit ce qui en faisait la singularité. Outre les connotations immédiatement lourdes, compactes et brutales de l'expression, son origine pourrait aussi avoir un versant plus social : c'est en effet autour de Birmingham, connue à la fin des années 1960 pour son industrie métallurgique, que tournèrent bon nombre de groupes de rock ; et parmi eux celui que l'on reconnaît aujourd'hui pour être l'un des pionniers, sinon le pionnier, du metal : Black Sabbath.

Apparu aux périphéries des villes au moment où triomphent les "trente glorieuses", le metal se distingue sensiblement du hard rock. Sur un strict plan musical d'abord, en ce sens qu'il se défait du blues tel qu'on peut le retrouver chez des groupes comme Led Zeppelin ou AC/DC ; mais davantage encore, c'est sur le plan des représentations symboliques et des soubassements métaphysiques que le metal, en s'écartant de l'hédonisme rebelle du rock'n'roll en en théâtralisant le hard rock, en vient à développer une représentation du monde considéré comme une longue et progressive victoire des différents visages du mal et de la mort.

Le dégoût du monde

Car contrairement aux punks, les metalleux n'ont jamais eu le souci de la revendication ou de la mise à sac d'un ordre social ; à l'origine membres des classes défavorisées, la sociologie du genre a d'ailleurs évolué au point désormais de recruter en majorité au sein des classes moyennes et de la petite bourgeoisie. Cette indifférence à l'univers social n'est toutefois qu'apparente, ou relative. Sans doute la notion d'engagement, à quelques rares exceptions près (en France, le groupe Trust), ne figure-t-elle pas au panthéon de l'éthique et de l'esthétique metalleuse : cela n'induit pourtant pas l'indifférence. Le metal véhicule une forme de dégoût ou d'écœurement du monde, disposition qu'il manifeste en le fuyant ou en faisant de la mort une sorte d'horizon totémique, de contre-société fantasmée. Les attributs classiques du satanisme ne sont utilisés que de manière rarissime pour ce qu'ils sont : simple vocation spectaculaire, ludique ou provocatrice, ils n'expriment tout au mieux qu'un vague désir de renversement des valeurs dominantes. Notons d'ailleurs l'existence et l'audience croissante d'un metal chrétien, y compris sous ses dehors musicaux les plus extrêmes et les moins attendus dans ce registre (black, trash, death metal), et que l'on distingue parfois sous l'appellation de unblack metal. Ce qui est frappant, depuis la fin des années 1980, c'est l'utilisation de plus en plus courante de thématiques merveilleuses, oniriques, légendaires, mythologiques ou religieuses, dont la mort est toujours porteuse. Les textes tendent à évoquer un monde vu d'en haut, ou plus précisément d'un ailleurs fantasmé, tantôt futuriste, tantôt nostalgique - en recourant au folklore, voire à des dialectes tombés en désuétude, les groupes nordiques nous fournissent aujourd'hui un bon exemple de cet appel au passé. Aussi le monde est-il considéré à l'aune de ses périodes tragiques, lyriques ou simplement charnières (la fin des dinosaures, les conquêtes, les empires, l'esclavage, les épidémies, le cannibalisme, la chevalerie, les guerres de religion, la survie de l'espèce ou la destruction des écosystèmes), et de leurs conséquences sur la psyché collective et individuelle (le suicide, la perte d'identité, la dépression, le sentiment de sa propre incommunicabilité, la réincarnation, la possibilité ou l'espoir d'un ailleurs, etc.) Dante, Baudelaire, Nietzsche, Lovecraft, Lautréamont, Coleridge, Poe, Huxley, sans oublier les textes textes sacrés, sont régulièrement invoqués, et pourraient, chacun à leur manière, refléter quelques-uns des tropismes metalleux. Le metal véhicule une révolte non théorisée, quelque chose qui pourrait ressembler à une sorte d'anarchisme millénariste teinté d'une attirance pour la double idée de vide et de puissance. Autrement dit, si l'on marche en permanence sur un fil nihiliste, on en demeure pas moins sur le fil. A sa manière, il est le seul genre musical à faire état, de manière presque exclusive, de la part maudite, sombre et maligne, de l'épopée humaine. Peu de perspective ou d'idéal social : seulement le grand récit de l'humanité.

Aussi n’est-il pas rare de trouver sur scène un décorum dont l’ambition affichée est surtout de faire monter l’adrénaline en suscitant des images mythiques ou cauchemardesques : crânes, hémoglobine, crucifix renversés, pentacles, figures du diable, attirails vampiriques ou sadomasochistes, monstres divers, peaux de bêtes, sans parler des clous traditionnels et du cuir. La mort est omniprésente, elle fait partie du décorum. Ce faisant, les groupes s’adressent autant à leurs adeptes qu’ils visent la société établie. En ce sens, le metal est le continuateur de ce qui inspira le bon vieux rock d’antan : faire la nique aux bonnes mœurs et au bon goût participe d’un cheminement plus ludique qu'il y paraît parfois. Rien de plus plaisant qu'offenser la bourgeoisie, sa morale, son empire, ses clergés. Un tel plaisir pourra paraître gratuit, stérile, puéril : pour les connaisseurs, il n'en est pas moins sublime.

L’opinion courante est que le metal est une musique mortifère, voire criminogène. Nul n’a plus souvenir que la publication par Goethe des Souffrances du jeune Wertherentraîna en Allemagne une vague de suicides sans précédent chez de jeunes esprits romantiques, ou qu’un exemplaire de J'irai cracher sur vos tombes, de Boris Vian, fut retrouvé à côté du cadavre d’une jeune fille, ouvert à la page même où était décrit une scène de meurtre. Moyennant quoi, la presse généraliste et/ou religieuse relate régulièrement le suicide de tel adolescent adepte de metal ou la profanation d’une église par des satanistes liés à cette musique. Longtemps, du moins tant que les Compact n’avaient pas remplacé les vinyles, les ligues de vertu se sont échinées à faire tourner les disques à l’envers, convaincues que ce procédé leur permettrait de dénicher des messages glorifiant Belzébuth ou incitant au suicide. Ainsi le mythique « Stairway to heaven », du groupe Led Zeppelin, fut-il l’un des premiers morceaux à être ainsi décortiqué – hors du hard rock et du metal, l’on pourrait citer aussi « Hotel California » des Eagles, ou « Like a prayer » de Madonna. Nombre de groupes sont traduits en justice pour incitation au suicide ou au meurtre. Il faut évoquer ici Ozzy Osbourne, pour sa chanson « Suicide Solution » ; la justice donna raison au chanteur, constatant que le message consistait seulement à protéger les adolescents de l’abus d’alcool en l’associant au suicide... Le groupe Megadeth fut également mis en cause après qu’un homme eut commis une fusillade au collège Dawson de Montréal, le 13 septembre 2006 : deux adolescents périrent, et une vingtaine de personnes furent blessées ; on argua que la chanson « A tout le monde », que le tueur écoutait, incitait au suicide. David Mustaine, leader du groupe, répondit qu’il l’avait écrite après avoir fait un rêve où il voyait sa mère descendre du paradis pour lui dire qu’elle l’aimait... Le groupe Judas Priest, icône du genre, fut également traduit en justice pour la chanson « Better By You Better Than Me » (reprise d’un vieux groupe très sage, Spooky Tooth, et qui ne traitait nullement du suicide) après que deux adolescents eurent tenté de mettre fin à leurs jours en l’écoutant (l’un d’eux en réchappera) : le groupe fut accusé d’avoir glissé le message subliminal « Do it » (« Fais-le ») dans la chanson. Ledit message n’a pas été retrouvé, et pour cause. Et quand bien même, comme le relevait le chanteur Rob Halford lors du procès, sa signification serait demeurée énigmatique : « Fais-le, mais faire quoi ? Tondre la pelouse ? Boire un coup ? Regarder la télévision... Faire quoi ? ». Citons encore Dee Snider, le chanteur du groupe Twisted Sister, qui incarna devant les tribunaux et de manière retentissante la lutte des artistes contre la censure pour cause d’incitation à la violence, à la sédition, à la mort ou au suicide, et notamment contre les projets de Tipper Gore et de son mari Al, alors sénateur du Tennessee – pour l’anecdote, Dee Snider, pas rancunier, soutiendra quinze ans plus tard la candidature d’Al Gore à la présidence. Aucun de ces procès n’a donné lieu à des condamnations.

Tous les sous-genres du metal, et ils sont nombreux, cultivent un même point commun : le pessimisme. Même si nombre de ses acteurs se plaisent à participer à des entreprises caritatives (ainsi le projet Hear N' Aid d’aide à la lutte contre la faim en Afrique), il est presque impossible de trouver dans l’univers du metal une seule chanson qui renvoyât du monde et de l’humanité une vision fraîche, colorée ou vivante. Miroir d’un temps où le bonheur est indissociable de l’accumulation de biens matériels et d’une société qui a renvoyé la métaphysique aux oubliettes de la civilisation, le genre tombe parfois dans les travers d’un mysticisme occulte et folklorique. A de très rares exceptions près, l’imagerie volontiers grand-guignolesque de la mort n’est toutefois utilisée que comme riposte ou figure antagonique à un monde jugé hypocrite, matérialiste et sottement optimiste.

M.Villemain

Bibl. : Ian Christe, Sound of the Beast, l’histoire définitive du heavy metal, éditions Flammarion, 2007 * Fabien Hein, Rock et religion, dieux et la musique du diable, éditions Autour du Livre, 2006 * Michael Moynihan et Didrik Soderlind, Les seigneurs du chaos, éditions Camion Blanc, 2005 * Sam Dunn, Metal : voyage au cœur de la bête(film documentaire)

11 mai 2010

Lividité cadavérique - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (sous la direction de) Philippe Di Folco - Larousse, In Extenso, 2010
Notice Lividité cadavérique - Marc Villemain

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En mourant, le sang cesse de circuler dans notre organisme ; aussi, sous l'effet de la pesanteur, va-t-il se déplacer vers les parties déclives du corps, et y faire apparaître des tâches aux teintes violacées : ce sont les lividités cadavériques, ou livor mortis. Le processus d'apparition de ces lividités débute au moment même de la mort, lorsque la pompe cardiaque cesse de faire circuler le sang. La paroi des vaisseaux sanguins s'ouvre alors, laissant filer les globules rouges qui iront s'accumuler en différents points du corps, selon la disposition de celui-ci au moment de mourir. Perceptibles à l'œil nu deux heures après le décès, l'intensité des lividités atteint son maximum entre la huitième et la douzième heure. Durant ce laps de temps, si l'on exerce une pression sur une zone de lividité, on observera que l'accumulation sanguine s'estompe et que la peau reprend une teinte plus pâle ; on dit alors des lividités qu'elles sont mobiles. Ensuite, le sang imbibant le tissu interstitiel, plus aucune pression sur le corps n'affectera la coloration de la peau : les lividités sont fixes. L'intérêt de cet exercice est évident en matière de datation des cadavres, dont l'examen des lividités constitue l'un des instruments. Si ledit examen permet de se faire une idée, même approximative, de l'heure du décès, l'évaluation peut aussi révéler un éventuel déplacement du corps après la mort, si la localisation des lividités ne corrobore pas la position dans lequel le défunt a été trouvé. Autant d'indices souvent utilisés dans les enquêtes criminelles. Ainsi, pour évoquer l'une d'entre elles qui fit grand bruit et demeure source de perplexité, de nombreux avis considèrent comme erronées les conclusions de l'enquête consécutive au décès de l'homme politique Robert Boulin, retrouvé mort le 30 octobre 1979 dans un étang de la forêt de Rambouillet, dit "l'étang rompu". L’information judiciaire, qui conclut à un suicide par noyade après ingestion de Valium, s’est achevée sur un non-lieu. Or, précisément, et outre que certaines blessures au nez ainsi qu’une fracture du poignet jettent un doute sur l’hypothèse du suicide, l’examen des lividités cadavériques tend à laisser penser que le corps de Robert Boulin fut déplacé après sa mort.

Toutefois, il ne s’agit là que de principes génériques : les lividités cadavériques demeurent soumises à de très nombreuses variations individuelles. C’est la raison pour laquelle, si elles contribuent au travail de datation de la mort, elles ne font sens qu’au sein d’un faisceau d’indices caractéristiques.

M. Villemain

4 mai 2010

Eloge de la mort - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Notice Éloge de la mort - Marc Villemain

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Vivrions-nous de la même manière si nous ne nous savions pas mortels ? Le philosophe Jan Patocka (1907-1977) écrivait : « La mort est l'occasion d'affronter ce qui dans la vie nous demeure le plus sûrement dissimulé parce que nous nous laissons distraire, réclamés par ce que nous croyons être des affaires plus pressante. » D'une manière tout autre, l'écrivain Yukio Mishima, dont le suicide par éventrement a marqué les esprits, abondait dans son sens :  « Si l'on veut être un parfait samouraï, il est nécessaire de se préparer à la mort matin et soir et jour après jour. » Il s'agit toujours d'imprimer sa marque sur sa destinée, de décider de sa vie sous tous ses rapports, seule manière de décider en toute raison de sa mort.

À cette aune, l'éloge de la mort va de soi, puisqu'elle n'est pas moins désirée que la vie et qu'elle ne vient que pour couronner une volonté. Il est donc possible d'aimer la mort comme on aime la vie. Loin de certains cultes un peu folkloriques, qu'ils soient liés à des pratiques sectaires, des traditions carnavalesques dans la lignée d'Halloween ou à un malaise existentiel du type de celui que peut connaître un adolescent, la mort peut donc être aimable et désirable en soi, sans que cet attrait ne donne spécialement lieu à une tentation suicidaire. C'est parce que nous allons mourir, et plus encore parce que nous le savons, que la vie prend du relief, c'est parce que nous entrevoyons la limite de tout que nous nous saisissons des moyens de faire de notre existence autre chose qu'une parenthèse en attendant la mort. Ainsi, Jean Ziegler peut-il écrire que « la mort, imposant une limite à notre existence, institue le temps. Elle confère une place et un sens à chaque vie et lui donne sa signification. La mort instaure la liberté. » (Les vivants et les morts, 1975).

La mort peut donc être le but même de la vie. Ainsi l’Egypte antique est-elle connue pour y avoir voué un culte quotidien, la mort n’étant que le passage qui nous fera atteindre les rives ardemment désirées de la vie éternelle. Ici, la mort, qui est souvent peur de la peur, n’a plus rien d’effrayant, ni d’effroyable ; elle est au contraire promesse de rédemption, de vie meilleure. Pour d’autres, qui partagent une semblable aspiration, le passage de la mort peut sans doute être pénible, mais il convient toutefois de consacrer chaque jour à s’y préparer. Ainsi pour nombre de chrétiens, pour lesquels la mort figure l’espérance d’un au-delà et la possibilité même de la rédemption des hommes et de l’humanité. Point d’éloge de la mort ici, certes, mais une acceptation fondée, une forme positive de résignation devant l’inéluctable.

C’est ce même inéluctable qui d’ailleurs explique et justifie l’épicurisme. Ainsi Sénèque, dans ses Lettres à Lucilius, écrit-il de la mort que, « à ceux qu’elle libère, elle laisse le meilleur en leur enlevant leur fardeau » ; mieux encore, elle nous offre, du seul fait de sa perspective, les meilleurs motifs de bien vivre : « Il a refusé de vivre, celui qui ne veut pas mourir ! »

Faire l’éloge de la mort en tant qu’elle donne sens à la vie et permet de la magnifier, voilà qui peut sembler difficile à accepter pour une société qui clame partout « que vive la vie », voue au corps vivant, jeune et sculptural, un culte qui n’est pas seulement publicitaire, et promeut la fête au rang de lien social et de valeur culturelle. Or si la vie mérite qu’on la fête, la mort pourrait faire objet de semblables attentions, pour peu, donc, que nous saisissions combien, sans elle, notre vie serait morne, comme le laisse entendre Friedrich Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra: « Ils accordent tous de l’importance à la mort : mais pour eux la mort n’est pas encore une fête. Les hommes ne savent point encore comment on consacre les plus belles fêtes ».

M. Villemain

Bibl. : Sénèque, Lettres à Lucilius, éditions Robert Laffont, Collections Bouquins, 1993 * Jean-Yves le Fèvre, Roger Begey & Jean-Paul Bertrand, Eloge de la mort, éditions du Rocher, 2002 * Jean Ziegler, Les vivants et les morts, Seuil, 1975

3 mai 2010

Dernières volontés - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Premiers paragraphes de la notice Dernières volontés - Marc Villemain

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Les dernières volontés du défunt, pour avoir force de loi, doivent avoir été préalablement consignées dans un testament, dit "holographe", "authentique" ou "mystique" selon la formule retenue, qu'il aura déposé chez notaire. Le défunt y attribue nominativement ses biens à léguer, qu'il s'agisse d'un legs universel (impliquant l'ensemble de ses biens), ou d'un legs particulier (relatif à un ou plusieurs bien spécifiques.) Il peut aussi exprimer ses préférences en matière d'inhumation, de crémation, d'organisation des obsèques, bref donner toutes les précisions utiles quant à la manière dont il sera disposé de sa dépouille.

Toute personne saine d'esprit peut, dès seize ans, déposer un testament chez notaire. Il existe toutefois à ce régime quelques exceptions : l'incapable majeur soumis au régime de la tutelle, ou encore telle personne condamnée à perpétuité, qui devra une autorisation préalable. Enfin, il est impossible pour deux personnes, par exemple deux conjoints, de tester ensemble : tout testament est nécessairement individuel.

Régime unifié

Le 16 mai 1972, par la convention dite de Bâle, les États membres du conseil de l'Europe ont souhaité que soit institué "un système permettant à un testateur de faire inscrire son testament afin, d'une part, de réduire les risques que celui-ci soit ignoré ou connu tardivement et, d'autre part, de faciliter après le décès du testateur la découverte de ce testament (E. Rondet et H. Sédillot, Transmission du patrimoine - Testament, donation, autres mécanismes, 2007.) Bien souvent, en effet, la famille et les proches du défunt ignorent si celui-ci a émis des consignes officielles pour l'après. Ainsi les pouvoirs publics français ont-ils confié aux notaires, en 1975, le soin de mettre en place un fichier central des dispositions de dernières volontés (FCDDV), afin de faciliter la recherche d'un testament, entreprise qui jusque-là pouvait s'avérer fort longue et très aléatoire. Seuls les notaires sont habilités à consulter ce fichier central, à la demande de leurs clients qui auront prouvé leur qualité d'héritiers ou de légataires.

Testament

La lecture d'un testament est parfois source d'incompréhensions (pour ne pas dire davantage) au sein des familles et des entourages : tel membre aura été lésé, quand telle autre personne, sans lien de parenté connu, aura été désignée comme héritière ; ou encore, une fratrie se déchirera après que le testateur aura choisi de ne pas procéder à une répartition égalitaire de ses biens. Le nombre de situations inextricables et d'imbroglios familiaux est à peu près infini, et il existe sans doute autant de motifs de contestation que de testaments... L'on trouvait dans l'ancien droit romain une manière réglementaire de s'épargner certains embarras : ainsi le fidéicommis permettait-il à un testateur, sous conditions, de léguer ses biens à un grevé de restitution, afin que celui-ci les transmette à un tiers, l'appelé, dit aussi fidéicommissaire. De nos jours, la loi elle-même vient corriger ce qui pourrait être perçu comme un excès ou une excentricité du testateur, en prévoyant une "réserve" qui permet aux héritiers réservataires, à savoir les descendants légitimes (naturels ou adoptifs) et le conjoint survivant, de jouir d'une part minimale du patrimoine du défunt. S'agissant des ascendants, s'ils ne sont plus réservataires en vertu de la loi du 23 juin 2006, ils peuvent toutefois demander à récupérer les biens qu'ils ont donnés à un enfant lorsque celui-ci décède avant eux sans descendance.

Contrairement à ce que l’on pourrait spontanément croire, nous ne sommes donc pas libres de léguer tout ce que nous voulons léguer à la personne de notre choix. Dans la mort et après elle, la justice des hommes continue d’organiser la vie, en vertu des principes dominants d’une société en un temps donné. La justice des hommes, mais aussi les aléas de l’histoire, lesquels peuvent donner lieu à de passionnants développements. C’est vrai notamment dans le domaine des arts, où l’on peut interroger en conscience l’obligation de respecter les dernières volontés d’un artiste, lequel aurait par exemple souhaité que l’on détruise tout un pan de son œuvre après sa mort. L’un des cas les plus célèbres est celui de Max Brod, ami et exécuteur testamentaire de Franz Kafka : sans lui, jamais nous n’aurions pu lire des œuvres aussi cardinales que Le Château , Amérique, ou Le Procès. C’est et ce sera l’unique « trahison » de Max Brod envers son ami le plus intime. Bien d’autres cas demeurent irrésolus, posant toujours les mêmes problèmes juridiques et éthiques. Ainsi du dernier manuscrit de Vladimir Nabokov, « The Original of Laura » : le texte repose à l’ombre d’un coffre dans un institut bancaire en Suisse et, peu de temps avant de mourir, son auteur avait expressément demandé qu’il fût détruit. C’est là un dilemme cornélien pour son fils et seul héritier vivant, Dimitri Nabokov, partagé entre son désir de faire connaître l’œuvre de son père, et le respect non moins légitime de ses dernières volontés.

M. Villemain 

30 avril 2010

Cimetière - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso

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Longtemps, les humains ont redouté le contact avec les morts : selon J. G. Frazer et E. Morin, s'ils honoraient leurs sépultures, c'est d'abord parce qu'ils craignaient leur retour. P. Ariès rapporte dans l'Homme devant la mort cette prescription de la loi des Douze Tables : "Qu'aucun mort ne soit inhumé ni incinéré à l'intérieur de la ville." Prescription qui sera reprise dans le code de Théodose : "Que tous les corps enfermés dans des urnes ou des sarcophages, sur le sol, soient enlevés et déposés hors de la ville", en l'espèce Constantinople. Ainsi en allait-il des cimetières de l'Antiquité, que l'on appelle un peu vite des "nécropoles". Dans la préhistoire, les sites funéraires étaient situés au milieu des vivants et des dieux : l'on portait donc le mort en terre au centre des structures habitables, élevant des tumulus pointés vers le ciel, des cairns, ou marquant le sol d'une stèle. La mise hors les murs des sépultures à partir de l'Antiquité répond surtout aux contraintes inhérentes à la naissance des villes et à la croissance démographique. Progressivement, le corps en tant que chair n'ayant plus rien de sacré, les zones d'ensevelissement des défunts déménagent vers la périphérie et s'installent le longs des voies de communication, ouvertes à tous et considérées comme des espaces de sociabilité comme les autres.

Eloignement progressif

L'enracinement progressif de la chrétienté fit évolue les choses différemment. Ainsi le bas Moyen Age enterrera-t-il ses saints directement dans les églises érigées au cœur des villages ; et l'on inhumait les habitants au plus près des saints (ad sanctos), afin de leur ménager un accès au paradis plus aisé. Pour des raisons d'hygiène, l'Église reviendra toutefois sur cette pratique et déplacera l'espace funéraire dans l'aître, terrain qui jouxte l'église. L'Occident chrétien médiéval a ceci de remarquable que les vivants coexistent avec leurs morts. Le cimetière s'apparente alors à ce que nous appellerions aujourd'hui un "lieu de vie", où la communauté poursuit à loisir ses activités traditionnelles : foires, salons, marchés, spectacles, divertissements ; l'activité des vivants se déploie dans un espace funéraire socialement surqualifié. Cet espace et les modalités de son occupation vont se transformer en fonction de l'évolution de l'institution ecclésiale. Le caractère sacré du lieu funéraire définitivement établi à la  Renaissance, il sera sanctuarisé, clôturé physiquement et symboliquement protégé du regard des vivants et de leur commerce.

Concomitamment, apparaîtront les premières sépultures individualisées et les premières décorations funéraires, reléguant à jamais les fosses communes usuelles. Dans le courant du XVIIIe siècle, les cimetières déserteront à nouveau les centres d'habitation vers les périphéries. Les progrès de l'hygiénisme sous-tendent ce déplacement géographique, mais il faudrait également évoquer le vitalisme optimiste de l'époque et les progrès de la laïcité. En France, devenues terrain public communal par une loi de 1881, les sépultures sont, dès la Révolution, gérées par les autorités municipales laïques.

Un espace paysagé

Les premières considérations esthétiques vont faire leur apparition au XIXe siècle, dans le souci d'adoucir l'image de l'espace funéraire ; ce mouvement s'accompagne de l'essor du romantisme noir, volontiers sépulcral, et de son compagnonnage lyrique avec la mort. C'est de cette époque que l'on peut dater la naissance du cimetière comme espace architectural et paysager, ainsi que le cadastrage des concessions, destinées à la location ou à la vente. La végétation y apparaît de plus en plus luxuriante, pour apaiser le caractère dramatique des visites. Le XXe siècle poursuivra et amplifiera ce mouvement. Aussi la plupart des nouveaux cimetières sont-ils désormais construits à l'extérieur des villes, et font état de projets qui entrent de plain-pied dans les plans d'aménagement et de développement urbains.

Devenue le mode légal de funérailles en France au VIème siècle, l’inhumation se heurte de nos jours à un épineux problème de place. Non parce que l’on mourrait davantage qu’autrefois, mais parce que l’expansion géographique des villes, conjuguée aux évolutions démographiques, à la montée en puissance des préoccupations environnementales et des contraintes définies par le Code de l’urbanisme compliquent au plus haut point l'édification de cimetières. 

Ce problème d’espace explique d’ailleurs en bonne partie le succès croissant des techniques de crémation. Reste que la tombe traditionnelle, en marquant physiquement l’emplacement du défunt, facilite le recueillement de ceux qui viennent honorer leurs morts. Etape importante du deuil ou simple manière de cultiver la mémoire du défunt, que l’on soit ou pas croyant, le recueillement s’avère en effet plus problématique devant un columbarium, d’aspect plus anonyme. 

Il est acquis que les cimetières de demain ne ressembleront que très lointainement aux terrains un peu désuets et ensauvagés qui font le charme des cimetières de petits villages, où quelques herbes folles poussent parmi les gravillons entre les tombes et où les visiteurs se partagent un arrosoir en plastique qu’ils remplissent sous un vieux robinet rouillé. La bonne intégration du cimetière dans l’environnement naturel et dans l’organisation de l’espace public conduit à de nouveaux modèles, vidéo-surveillés, qui ne sont pas sans évoquer celui des parcs ou jardins municipaux. Le cimetière paysager favorise les tombes sans dalles, où seules des stèles viennent orner l’emplacement. De la même manière, apparaissent des substituts aux columbariums traditionnels, trop massifs, où l’empilement de cases individuelles ou familiales peut créer un sentiment de malaise. Une des pistes les plus explorées et les plus prometteuses repose sans doute dans la conception de jardins du souvenir, engazonnés et agrémentés de pierres et de buissons, où les cendres peuvent être dispersées ou inhumées (sur des carrés de pelouse d’une profondeur d’environ 20 centimètres.)

Enfin, et d’aucuns y verront peut-être un effet du progrès, l’on ne peut conclure sans évoquer les cimetières virtuels sur Internet. Le principe en est simple : l’internaute se recueille devant son écran et, contre paiement, peut déposer sur la photographie du défunt une icône électronique représentant une fleur, une bougie, un message ou toute autre représentation symbolique. Manière assez simple et radicale, s’il en est, de régler un problème d’occupation des sols.

M. Villemain

Bibl. : Michel Lauwers, Naissance du cimetière – Lieux sacrés et terre des morts dans l'Occident médiéval, Paris, éd. Aubier, 2005 * François Ottmann, Créer ou aménager un cimetière – Géologie, techniques, hygiène, éditions du Moniteur, avril 1987

29 avril 2010

Cercueil - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso

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Les humains ont toujours eu pour souci de ménager au défunt une ultime demeure qui lui rendît sa dignité et qui aidât les vivants à conserver de lui un souvenir apaisé. Aussi le cercueil, ce coffre où avant d'être enseveli le mort repose, peut-il donner l'impression que son intégrité corporelle et son apparence physique sont préservées. Il en est certes tout autrement. Pour les proches, la dernière image du mort qu'ils garderont aura bien été celle d'un humain vêtu, allongé  comme dans un lit, yeux clos et mains jointes.

Une industrie

La fabrique de cercueils témoigne d'une économie très encadrée, pour des raisons qui tiennent autant à des normes sanitaires qu'à des exigences d'aménagement. Hors un certain nombre de cas particuliers, l'article R 2 213 du code général des collectivités territoriales impose que l'épaisseur du bois de cercueil soit de 22 millimètres, et que soit prévue une garniture étanche fabriquée dans un matériau biodégradable. Si la durée du transport du corps est inférieure à deux heures (à quatre heures dans le cas où il aurait reçu des soins de conservation), ou si une crémation est prévue, l'épaisseur du bois peut, après finition, n'être que de 18 millimètres. Par ailleurs, si le défunt était atteint d'une maladie contagieuse, la législation prévoit que le corps soit enveloppé d'un linceul imbibé d'une solution antiseptique. Signalons aussi, même si cela peut sembler aller de soi, qu'il n'est admis qu'un seul corps par cercueil ; des exceptions existent toutefois concernant les enfants mort-nés de la même mère, que l'on peut déposer ensemble dans un même cercueil, y compris avec leur mère, si celle-ci a également décédé. Enfin, la norme D 80-001 dispose que le cercueil doit pouvoir supporter un poids de 100 kilogrammes pour une longueur de 1,85 mètres, qu'il doit être étanche lors d'une inclinaison de trente degrés sur la tête ou de vingt degrés sur le côté, et qu'il doit rester manipulable après une chute de quarante-cinq centimètres de hauteur et après un séjour de onze jours dans une atmosphère comprenant 80 % d'humidité.

Écologie et somptuaires

La montée des préoccupations environnementales a conduit la loi à évoluer, et avec elle l’industrie du cercueil. Ainsi un arrêté du 12 mai 1998 portant agrément d’un matériau pour la fabrication de cercueils autorise l’usage du matériau complexe de papier, sous certaines conditions : cuvette intérieure étanche, système de fermeture permettant l’apposition de scellés, marquage extérieur des panneaux avec des encres à l’eau, étiquetage, indication de prix, factures et tracts publicitaires portant la mention « panneaux en matériau complexe de papier ». Les papiers composant les matériaux complexes doivent être en fibres recyclées sans chlore, et assemblés avec des colles végétales. Le « cercueil durable » existe donc, mais son usage se limite à ce jour surtout à la Belgique, la Suisse et la Grande-Bretagne ; pour des raisons d’ordre essentiellement économiques, les « cercueils verts » tardent à arriver en France. Le tropisme écologique conduit pourtant certaines sociétés à se spécialiser, arguant notamment du fait qu’à tout cercueil fabriqué correspond l’abattage d’un arbre. Aussi des alternatives aux modes funéraires traditionnels sont-elles de plus en plus proposées, qui utilisent par exemple la fibre de cellulose combinée à des extraits végétaux. Plus de 350 000 cercueils étant fabriqués chaque jour dans le monde, on mesure ainsi les implications écologiques et économiques de ces évolutions. Le bois a toutefois la vie dure, et l’on continue assez largement de privilégier le chêne, le sapin, le hêtre ou le frêne, parfois des bois plus rares, tels que l’acajou ou le santal.

À sa manière, le cercueil est l’ultime signe extérieur de richesse dont peut faire état la famille du défunt. Les disparités sociales s’invitent jusqu’au cimetière, ce que chacun peut constater à l’œil nu en considérant certaines tombes ou certains caveaux particulièrement riches et ornés. Il faut dire que, pour une majorité de personnes, le prix est le premier critère de choix d’un cercueil : si l’on peut en trouver à moins de 400 euros, fabriqués en aggloméré de 18 millimètres, certains peuvent dépasser les 3 000 euros (sans les accessoires optionnels, capitons, coussins, draps, caches vis, plaques, emblèmes ou autres gravures.)

Si l’usage de cercueils est obligatoire dans la plupart des pays, cela ne dispense toutefois pas d’une certaine imagination. La minorité des Ga, au Ghana, a entrepris, autour des années 1950, de construire des cercueils qui caractérisent le défunt, évoquent un trait de sa personnalité ou un moment de son existence. Ainsi les cercueils peuvent-ils prendre la forme d’un poisson, d’un crustacé, d’une pirogue, d’un fruit quelconque, ananas, épi de maïs, tomate ou autres, pourquoi pas d’une voiture, d’un meuble, d’une chaussure ou d’une bouteille, bref de tout objet ou de tout symbole qui évoque le défunt avec quelque justesse.

M. Villemain

29 avril 2010

Blues - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Notice Blues - Marc Villemain


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Peu de musiques charrient une représentation aussi évidente et spontanée que le blues : héritier direct des negro spirituals, le blues est la musique des pauvres et des laborieux, né sur les terres du sud des États-Unis à la fin XIXème siècle, dans le dénuement des champs de coton où les travailleurs et les esclaves d'origine africaine ressassaient en chantant les fardeaux de la vie quotidienne et les affres de la fatalité humaine. Le stéréotype n'est pas absolument faux, pas plus d'ailleurs que ne l'est celui qui tente de saisir d'un trait la structure et l'harmonie de cette musique : douze mesures, une cadence de trois accords, et une gamme pentatonique agrémentée de cette légendaire altération qui prendra le nom de blue note et qui donnera au blues, comme au jazz plus tard, leurs couleurs si particulières.

C'est pourtant à partir de cette tonalité spirituelle et sur cette base musicale que va se déployer l'une des musiques les plus universelles qui soient, et à laquelle aucun art musical n'est resté insensible, influençant Maurice Ravel, George Gershwin, Arthur Honegger, Erik Satie ou Dmitri Chostakovitch. D'aucuns s'accordent à considérer l'étymologie du mot comme une abréviation de la locution blue devil (les "démons bleus"), laquelle renvoie aux "idées noires." La figure du diable n'est ici jamais très loin. Une légende dit qu'il faut se résoudre à lui vendre son âme si l'on veut finir  par trouver la note bleue et parvenir à la jouer avec le feeling qui convient.

Concernant le mot "blues", on en trouve la plus ancienne référence chez le dramaturge George Coleman le Jeune, auteur, en 1798, de Blues devils, a farce in one act. C'est en 1912 que le vocable fait son apparition dans la musique noire américaine, avec la chanson Memphis Blues de William Christopher Handy, où le mot est ici utilisé dans son acception mélancolique. Entre désolation de la vie quotidienne, absence d'avenir et tourments de l'existence, la mort constitue un passage obligé pour le blues : on meurt parce que la vie est trop dure, parce que le temps passe trop vite, parce que le labeur n'offre pas même de quoi survivre, parce que l'alcool ou la drogue sont nos seuls et derniers compagnons, parce que l'amour ne répond pas à ses promesses. Pour autant, la mort est rarement désignée comme telle, et ne fait pas l’objet d’un travail allégorique particulier ; elle est, simplement, au cœur même de la désespérance. Il serait toutefois réducteur de réduire le blues à sa seule dimension mélancolique : volontiers joyeux, souvent ironique, ancré dans son temps (d’où de nombreux textes contre la ségrégation, le racisme ou les injustices), le blues s'enracine aussi dans une poésie de l’espérance où la rédemption demeure un horizon possible. Musique de l’âme, comme l’exprimera expressément la soul music qu’il inspira, le blues n’en finit pas de faire résonner les gospels des premiers temps et, fût-ce inconsciemment, de prolonger ses sources spirituelles. Musique universelle en tant qu’il s’attache à vivre et à retranscrire l’infinie palette des sentiments humains, le blues vit en compagnonnage permanent avec la fatalité et la mort ; il n’en manifeste pas moins une forme de lyrisme où résonne l’espérance de la vie.

M. Villemain

Bibl. :La grande encyclopédie du blues, Gérard Herzhaft et Jean-Pierre Arniac, Fayard, 1997 * Le peuple du blues – La musique noire dans l’Amérique blanche, LeRoi Jones, Gallimard, 1997 * Memphis Blues, Sébastian Danchin, Jérôme de Perlinghi et Jean-Jacques Milteau, éditions du Chêne, 2005

26 avril 2010

Anthropophagie - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Notice Anthropophagie - Marc Villemain

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Communément définie comme la pratique consistant à manger de la chair humaine, le phénomène demeure sujet à caution, tant il est malaisé d'en apporter des preuves, sans parler des fantasmes qu'il suscite. Si son existence est admise (chez les anciens Aborigènes, on a détecté des formes de nécrophagie) nombre d'interrogations subsistent quant à sa nature, rituelle ou alimentaire. Ce dont nous sommes sûrs, c'est que l'existence d'un régime alimentaire anthropovore, entendu comme pratique ordinaire, est exclue - ne serait-ce que par incompatibilité avec l'impératif de survie des groupes humains. Notons aussi que l'anthropophagie est à distinguer du cannibalisme, lequel a davantage à voir avec des pratiques rituelles ou des questionnements psychanalytiques.

Préhistoire

Si le tableau de Francisco Goya, Saturne dévorant un de ses enfants, témoigne avec génie des pouvoirs de l'anthropophagie sur nos imaginaires, les traces les plus tangibles remontent à la préhistoire. La découverte en 1970 de squelettes de six mille ans dans la baume Fontbregoua (Var, France), et les déclarations de Jean Courtin, du CNRS, nous éclairent : « Les stries de dépeçage correspondent aux attaches musculaires et démontrent que la découpe de la viande a été opérée de façon à constituer des portions de cuisine. » Courtin prend cependant soin de distinguer cet usage d'un cannibalisme alimentaire : « Ces gens du néolithique vivaient (...) dans un milieu riche en gibier, avec des troupeaux de moutons, de chèvres et de petits bœufs. (...) Il est probable que leur cannibalisme est venu de petits conflits, de vendettas épisodiques » (Pierre-Antoine Bernheim et Guy Stavidrès, Cannibales !, 1992). Nombre de recherches sur des ossements du paléolithique témoignent de dépeçage, certains rites funéraires induisant un décharnement post mortem à certains égards comparable aux pratiques anthropophages. Mentionnons aussi la découverte en 1889 des restes de treize hommes à Krapina (Croatie), souvent considérée comme une des premières preuves de l'anthropophagie du Néandertalien. Ou encore les fouilles entreprises à Moula-Guercy, en Ardèche, qui mirent à jour six squelettes dans une fosse dédiée aux déchets alimentaires. L'action humaine intentionnelle ne semble ici pas contestable, confirmée par les stries de raclage de pierre, l'absence de morsure animale ou les marques de découpe systématique. Tous les continents font l'objet de découvertes analogues, à tel point que Bernheim et Stavridès ont pu conclure à l'existence de contrées où « le cannibalisme était une pratique relativement courante et socialement acceptable, voire valorisante. »

Exploration

De manière plus ou moins avouée, nous préférons circonscrire ces pratiques aux seules sociétés traditionnelles, et nous en acceptons d'autant plus facilement l'idée que nous en déduisons la vertu de notre propre civilisation. Ainsi l'époque des explorations coloniales fut-elle friande de récits dont l'ambition, si elle témoignait d'un bel imaginaire exotique, n'en visait pas moins à conforter la supériorité raciale des occidentaux. Un tel prosélytisme n'induit pas que les témoignages fussent tous faux, même s'il est entendu que le trait était souvent grossi. C'est d'ailleurs avec une stupeur compréhensible que James Cook découvrit l'anthropophagie des Maoris, avec lesquels il avait noué des relations de confiance. Cook est accompagné du naturaliste Joseph Banks, futur président de la prestigieuse Royal Society. Rencontrant une famille affairée autour du repas, tous deux remarquent un panier rempli d'os. Intrigués, ils se voient répondre que ces os appartiennent au propriétaire d'une pirogue ennemie et, « pour mieux se faire comprendre, un indigène met son avant-bras à la bouche et fait mine de le mordre. » C'est la première découverte de Cook : bien d'autres suivront, et de plus belles, corroborées par les déclarations horrifiées de son équipage. On ne compte plus les rapports d'expéditions faisant état d'agapes anthropophages, de Charles Wilkes aux îles Fidji ou du naturaliste James Siglo Jameson au Congo, accusé d'avoir financé un festin cannibale aux seules fins de vérifier par lui-même les sombres histoires qui circulaient. On retrouvera une ferveur comparable dans les temps plus récents de la colonisation, l'imagerie populaire contribuant derechef au succès de la propagande. Ainsi écoutera-t-on avec profit la chanson C'était une cannibale, interprétée par Jean Tranchant, célèbre chansonnier des années 1940. La noble cause qui consiste à apporter lumières et civilisation aux peuples inférieurs s'embarrasse rarement de scrupules.

Ethnologies

Reste que, une fois faite la part des choses entre fantasmes et forfanteries, la notion d'anthropophagie peut être entendue de façon plus problématique. Ainsi la médecine a toujours su quel intérêt elle pouvait tirer des organes humains. Et Bernheim et Stavridès de rappeler que « les apothicaires du Roi Soleil prescrivaient volontiers à leurs patients des raclures de crâne, un peu de cervelle et un verre d'urine. La médecine contemporaine peut maintenant contourner l'ingestion buccale, il suffit de greffer et transfuser. » Le placenta, cuit ou réduit en poudres, est réputé fortifier les organes sexuels, faciliter l'accouchement, traiter l'épilepsie et certaines convulsions. William Ober, qui dirigea le département de pathologie d'un hôpital nord-vietnamien à la fin des années 1950, affirme avoir vu des infirmiers manger le placenta de jeunes mères - frits avec des oignons. L'on peut ajouter à cela les travaux de Michael Harner, repris par Marvin Harris à propos du cannibalisme aztèque, qui mirent en avant l'apport protéiniques de la chair humaine.

Eucharistie

Moins matérialiste que la thèse du complément alimentaire, le sacrement chrétien de l’eucharistie épouserait selon certains tous les contours de l’anthropophagie – les protestants ont longtemps traité les catholiques de cannibales. De fait, l’ingestion de l’hostie consacrée, chair et sang du christ, renvoie à une allégorie proprement anthropophage. On peut d’ailleurs y trouver un dessein comparable à celui des cannibales qui dévoraient ceux dont ils espéraient incorporer les vertus : « En vérité je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous » (Jean, 6, 53-56). Quant aux mystiques, ils eurent de ce sacrement une approche troublante, au point que, pour certains exégètes, Saint Jean Chrysostome aurait été enclin à admettre une véritable manducation de la chair et du sang christiques.

Pour le commun, l’anthropophagie relèverait désormais de la seule exception que constituent une guerre ou une famine, tel que la Bible s’en fait écho à Samarie, ou Thucydide à propos du conflit entre Athènes et Potidée. Mais des cas plus récents sont avérés : citons le naufrage de La Méduse, les famines ukrainiennes de 1922 et 1933, le siège de Stalingrad, l’accident d’avion en 1972 dans la cordillère des Andes, ou les récits de boat people sur les côtes de Haïti ou de Saint-Domingue. Pour ne rien dire de la Seconde Guerre mondiale, laquelle donna lieu à un cannibalisme de survie qu’évoque David Rousset dans l’Univers concentrationnaire, et dont des échos se firent entendre lors du procès de Klaus Barbie. De nos jours, des témoignages font état d’anthropophagie dans des régions dévastées par la guerre ou la misère (Congo, Rwanda, Corée du Nord), et la Cour Pénale Internationale a été saisie de plusieurs plaintes.

Hors ces cas tragiques, l’anthropophagie paraît de plus en plus inimaginable à mesure que nous avançons dans la civilisation de l’hygiénisme. Sans doute est-ce ce qui fonde l’intérêt renouvelé du public pour des faits divers très macabres. Songeons à Issei Sagawa, étudiant japonais qui défraya la chronique après avoir dépecé son amie, et qui écrira : « J’ai découpé un sein, je l’ai mis dans une poêle et je l’ai fait frire. J’ai vu la graisse fondre, et j’ai goûté. Après, j’ai mordu la hanche droite. J’avais peur que la gauche n’ai une odeur de sang, car elle se situait trop près du cœur. Je l’ai mise dans ma bouche ; ça n’avait d’abord aucun goût. Puis ça a fondu. Ca ressemblait à du maguro (thon), et aussi à un sashimi. » Évoquons aussi, en 2001, le cas de Armin Meiwes, le « Cannibale de Rothenburg », connu pour avoir festoyé d’une victime consentante. Il sélectionna un certain Bernd Brandes, qui s’était porté volontaire pour être tué et mangé, après que Meiwes eut publié sur Internet une annonce dans laquelle il déclarait rechercher un tel homme. Tous deux eurent d’abord un rapport sexuel, puis décidèrent de sectionner le pénis de Brandes et de le cuisiner. La scène est intégralement filmée. Enfin, avec son accord, Meiwes poignarde Brandes avant de le découper en morceaux, qu’il congèlera pour une consommation ultérieure. L’affaire a notamment été popularisée par le groupe Rammstein, qui s’en fit l’écho dans Mein Teil, chanson dont le titre constitue un jeu de mot entre la traduction littérale (« mon morceau ») et la désignation argotique du pénis.

Mais c’est avec Le Silence des Agneaux, film de Jonathan Demme adapté de la tétralogie de Thomas Harris, que resurgit l’intérêt populaire pour le cannibalisme, dont l’intérêt ici est d’être couplé à un tueur en série, type de criminel qui a toujours fasciné. Auparavant, Cannibal Holocaust, réalisé en 1981 par Ruggero Deodato, fit l’objet d’un retentissant procès en Italie : les scènes de massacres d’animaux étant réelles, il n’en fallait pas davantage pour imaginer que l’ensemble du film l’était.

Si la mort est redevenue taboue en Occident, certaines manières de mourir semblent l’être plus encore : à cet égard, le cannibalisme est roi, et induit un questionnement d’une radicalité plus nourricière qu’il y paraît peut-être. L’on songera à cette mère, dont on peut se demander à quel obscur désir elle obéit quand, étreignant son enfant, elle lui glisse à l’oreille qu’elle a envie de le manger… Dans Tristes tropiques, Claude Lévi-Strauss écrivait de notre coutume judiciaire et pénitentiaire, qui vise à « expulser du corps social », qu’elle inspirerait « une horreur profonde » aux sociétés « que nous appelons primitives » et leur apparaîtrait « de même nature que cette anthropophagie qui nous semble étrangère à la notion de civilisation. » Peut-être l’humanisme de Montaigne semblera-t-il plus convenable que le relativisme lévi-straussien : « Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à déchirer par tourments et par géhennes un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l’avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et des concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et manger après qu’il est trépassé. » (Essais, I, 31, « Des cannibales »).

M. Villemain 

Bibl. : *Pierre-Antoine Bernheim et Guy Stavridès, « Cannibales ! », Plon, 1992 *Marvin Harris, « Cannibales et monarques : essai sur l’origine des cultures », Flammarion, 1977 *« Épistémologie du témoignage – Le cannibalisme ni vu ni connu », Georges Guille-Escuret, Revue « L’Homme », n° 153, 2000 : http://lhomme.revues.org/document12.html

26 avril 2010

Animal - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso

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L'homme ne descend pas du singe, comme on a longtemps, et de façon erronée, interprété Charles Darwin : il est singe lui-même, un grand singe. Il est en revanche possible d'affirmer que l'homme descend de l'animal - de tous les animaux. Ainsi Jean Rostand écrivait-il, sous la forme d'une boutade qui n'en avait que l'apparence, que "ce petit-fils de poisson, cet arrière-neveu de la limace, a droit à quelque orgueil de parvenu..." (La vie et ses problèmes, 1939). Plus élaboré que la limace toutefois, le chimpanzé est sans doute l'animal dont nous sommes le plus proches : ainsi partageons-nous avec lui un même ancêtre, et savons depuis le 8 septembre 2005, date de réalisation du séquençage complet de son génome, que nous avons en commun 99 % de notre ADN (acide désoxyribonucléique).

Par ailleurs, comme nous, les chimpanzés rient, pleurent, font état d'intentionnalité, ont une approche codée de la sexualité. Un grand nombre d'animaux se révèlent d'ailleurs aptes à l'apprentissage (notamment par imitation), à la représentation d'eux-mêmes, à la communication d'un désir, voire à une représentation spécifique de la mort. L'éthologue Dominique Lestel a montré que les codes culturels et les comportements en société ne constituent pas une rupture dont l'humain serait l'auteur, mais qu'ils émergent progressivement dans l'histoire du vivant. Dans les Origines de l'humanité, écrit avec Yves Coppens, il rappelle que "le propre de l'homme" est aussi celui des primates : bipédie, utilisation d'outils, partage de l'alimentation, conscience de soi, etc. Il ira plus loin encore dans les Origines animales de la culture, avançant que "la culture est un phénomène intrinsèque au vivant" et concluant à l'émergence d'un "authentique sujet dans l'animalité". Même si la notion "d'âme" obéit davantage à une perspective religieuse ou spiritualiste que scientifique, certains, à l'aune de découvertes récentes, ne s'interdisent plus de questionner l'âme de l'animal, et par voie de conséquence son hypothétique conscience de la mort.  L'on pourra à cet effet s'adosser à l'étymologie, le mot "âme" étant emprunté au latin animus, esprit, et anima, souffle de vie, principe vital.

L'étymologie, toutefois, ne nous renseigne guère que sur l'histoire d'un mot formé dans des circonstances particulières, et non sur les relations effectives entre la nature et/ou l'essence humaines et animales. Cette question de "l'âme" fut tranchée à sa manière par le philosophe Edmond Husserl : "Les hommes savant mourir, l'animal périt." Ce serait ici la véritable différence entre l'homme, conscient de sa mortalité et de sa finitude, et l'animal, apte seulement à éprouver la mort en lui. Cette distinction fondatrice, que recouvre la partition classique entre être de nature et être de culture, ou entre l'inné et l'acquis, autorise les humains à considérer l'animal, incapable de représentations symboliques et conceptuelles de la vie et de la mort, comme un être vivant qu'il peut dominer et donc tuer, pour se nourrir aussi bien que pour son plaisir. Ceci constitue une exception remarquable au commandement : "Tu ne tueras point." Toutefois, la mise à mort d'animaux est de plus en plus sujette à réticences et à polémiques. Il faut y voir un effet de la sensibilité croissante à la condition animale, qui peut s'expliquer à la fois par la brutalité des techniques industrielles d'abattage de masse, par le plaisir trouble que peuvent susciter des sports et des loisirs tels que la corrida ou la chasse, ou encore une certaine confusion morale contemporaine, qui peut conduire certains à s'émouvoir davantage de l'extinction d'une espèce animale par indifférence de l'homme (les bébés phoques) que de la mort d'un groupe humain, fût-il victime de génocide. D'aucuns arguent qu'il n'est pas rare d'observer un chien alangui sur la tombe de son maître : mais cela ne signifie nullement qu'il a une conscience de la mort. Le Pr Jean-Didier Vincent le rappelle : "Un chien a une intelligence de chien, c'est un animal de meute qui est détourné de son fonctionnement normal. Il va spontanément se poser en dominé. Quand ce rapport est inversé ou faussé, un chien peut devenir névrotique. Il peut perdre toute autonomie, former avec son maître un couple symbiotique, et alors, oui, il peut vouloir mourir quand son maître est mort." Un chien se fait écraser par une voiture le jour même de la mort de son maître ? Là encore, impossible d'en conclure à une intentionnalité suicidaire ; tout au plus peut-on parler de suicide passif : le maître ayant peu à peu pris la place du chef de meute, l'animal qui a perdu son repère d'appartenance peut se laisser mourir.

Longtemps, notamment à la suite des récits d’exploration de David Livingstone (1813/1873), une rumeur courut selon laquelle les éléphants quittaient leur troupeau de rattachement pour s’en aller mourir dans des « cimetières ». Ce seul fait, s’il avait été avéré, aurait induit une ritualisation, donc un phénomène classique d’acculturation. On sait désormais qu’il s’agit là d’un mythe. Et même si les explications divergent, la réalité est bien plus prosaïque – d’aucuns diraient décevante. Selon certaines thèses, il s’agirait de territoires recelant un taux excessif de dioxyde de carbone, piégeant les animaux et les tuant peu à peu ; pour d’autres, l’usure des dents et la douleur consécutive aux caries empêcheraient l’animal de se nourrir, le conduisant à la mort ; enfin l’éléphant, comme le rhinocéros, peut trouver dans la boue un remède ou un apaisement à ses blessures : il meurt donc à l’endroit même où d’autres que lui ont pu, pour des raisons comparables, mourir dans une même zone fangeuse. Quoiqu’il en soit, on retrouva en effet de nombreux ossements dans ces fameux « cimetières », mais qui tous appartenaient à des espèces animales très diversifiées. 

Cela étant dit, certaines d’observations ont fait état de comportements troublants de la part d’éléphants, dont la mise en œuvre de techniques d’ensevelissement rituel. Emmanuelle Grundmann s’est fait écho, dans la revue La Recherche, des observations de Cynthia Moss, en 1976 au Kenya : « A la mort de l’une des femelles du groupe, les autres éléphants sont restés longuement autour du cadavre, le touchant délicatement avec leur trompe et leurs pieds. Ils ont ensuite gratté la terre et en ont parsemé le cadavre à l’aide de leur trompe. Certains sont partis dans les buissons avoisinants afin de casser des branches qu’ils ont déposées sur la dépouille. A la nuit tombée, le corps de l’éléphante était recouvert de terre et de branchages. Tout le groupe est resté comme pour veiller la disparue. Ce n’est qu’à l’aube qu’il s’est éloigné. Etrangement, c’est la mère de la morte qui est partie en dernier. »

Dans un même ordre d’idée, il a été montré que les grands singes, et plus spécialement les chimpanzés, adoptaient parfois un comportement spécifique lors de la mort d’un des leurs. Ainsi, lorsqu’une épidémie décima une colonie en Guinée, au cours des années 2003 et 2004, les femelles continuèrent de porter leur progéniture décédée pendant plusieurs semaines. Il faut aussi rappeler le témoignage fameux de Jane Goodall, qui rapporta qu’un singe âgé de huit ans s’allongea près de la dépouille de sa mère, entonna un chant et passa son temps à la caresser, jusqu’à cesser de s’alimenter au point d’en mourir.

Il reste que, si la philosophie indienne traditionnelle n’établit aucune espèce de distinction entre mort animale et mort humaine, et si d’innombrables découvertes nous attendent, notamment en primatologie, l’on ne saurait à ce jour rapprocher le rapport à la mort chez l’animal et chez l’homme. Jusqu’à preuve du contraire en effet, l’homme semble demeurer le seul animal à éprouver, prévoir, et le plus souvent redouter, non seulement sa mort, mais l’idée même de sa finitude ; de la même manière, il est le seul à posséder et à une cultiver la mémoire de la mort des autres membres de son espèce. Ce savoir ne lui est accessible que parce qu’il est et se sent unique, qu’il a construit avec les autres humains une relation d’autonomie constructive et fondatrice, et qu’à cette aune toute mort humaine est singulière : en mourant, ce n’est pas seulement le membre d’une même espèce qui meurt, mais une individualité irréductible à toute autre.

M. Villemain

Bibl. : Julian Huxley, Le Comportement rituel chez l'homme et chez l'animal, Gallimard, 1971 * Pascal Picq et Yves Coppens, Aux origines de l’Homme, Fayard, 2001 * Elizabeth de Fontenay, Le silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Fayard, 1998 * Dominique Lestel, Les origines animales de la culture (Flammarion, 2001) * Franz de Waal, Le singe en nous, Fayard, 2006.

 

25 avril 2010

Absence - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Premiers paragraphes de la notice Absence - Marc Villemain.

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L'absence est le problème des survivants, non du mort.
Que celui-ci ait pris ou pas ses dispositions afin de léguer aux siens tout bien, spirituel ou matériel, qu'il aura jugé nécessaire ou souhaitable de leur transmettre, c'est à ceux qui lui survivent, et à eux seuls, d'apaiser l'affliction consécutive à son absence. La disparition de l'autre est donc ingrate à double titre : non contente de nous attrister, elle nous accule à surmonter notre chagrin. Ce pourquoi nous disons qu'il faut faire avec, ce qui signifie en réalité qu'il faut faire sans : sans l'autre, sans les représentations affectives, sociales et psychologiques que nous avions de notre existence avec lui, et qu'il nous faut maintenant vivre dans sa non-présence. Cette définition de l'absence comme strict négatif de la présence conduit évidemment à considérer la présence de l'absence. Au-delà de la figure de rhétorique, quiconque a éprouvé ou éprouve la désolation d'une absence sait et mesure combien l'absent peut être présent : par la pensée bien sûr, par les  rêves, d'autant plus perturbants qu'ils sont porteurs d'une vision autonome de l'être absent, mais aussi, et c'est souvent le plus troublant, jusqu'aux événements les plus anodins de l'existence. "C'est un volet qui bat / C'est une déchirure légère / Sur le drap où naguère / Tu as posé ton bras", chante Serge Reggiani. L'absent est partout, donc, à tout le moins partout où il a laissé une trace qui nous implique. ...

16 avril 2010

Vincent Monadé sur Et que morts s'ensuivent

 

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J'avais omis de faire part de ce texte que Vincent Monadé
, ancien libraire, excellent connaisseur du monde du livre et à ce titre désormais directeur du MOTIF (Observatoire du Livre et de l'Écrit en Ile-de-France), m'adressa en mars 2009, lorsque parut Et que morts s'ensuivent. Qu'il ait été publié sur Facebook et non dans tel support spécialisé n'y change rien, et j'ai plaisir, aujourd'hui, à l'avoir retrouvé et relu.
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A chaque critique que je fais d'un livre de Marc Villemain, je précise d'abord qu'il est mon ami. Et au fond, j'en ai assez. J'en ai assez de justifier l'admiration et le bonheur que me procure la lecture d'une œuvre qui, titre après titre, s'affirme.

Deux mots sur le passé : la première œuvre de Villemain, Monsieur Lévy, référence gardée envers BHL, portait déjà des fulgurances, la séance des fromages notamment, ou la découverte fiévreuse, en chambre, de la littérature, et des thématiques obsédantes, le père, quoi qu'il en ait, la filiation, le salut. Second livre et premier roman, Et je dirai au monde toute la haine qu'il m'inspire bluffait les lecteurs par la maturité soudaine, le talent explosif des passages balkaniques, la profondeur douloureuse d'une fin de vie déchue, stupide, inutile. Et toujours, rôdeuses avec lesquelles nous sommes en désaccord Villemain et moi, les thématiques de la filiation, du rachat, du salut. Œuvre mineure donc œuvre, espèce rarissime en voie de disparition. Et je dirai au monde signait l'entrée de l'écrivain.Le voilà, triomphant.

Et que morts s'ensuivent (Villemain a un léger problème de titre, je pense, et c'est bien là son seul défaut) est plus qu'une évolution. C'est la révolution d'un style qui prend toute sa mesure, son ampleur, gomme ses préciosités (à part peut-être nos petits éphélides...), s'impose par sa virtuosité tranquille, l'usage d'un vocabulaire dont la richesse n'est jamais cuistrerie mais pertinence. Un style, bon dieu, dans un temps où des légions d'écrivains croient écrire blanc en n'écrivant pas, où d'autres légions, pour avoir lu Cohen, et mal encore, massacrent de pauvres adjectifs sans défense qui, loin de se déployer, s'écrasent.

Chaque nouvelle a sa cohérence. Nous aurons tous nos préférées. J'aime, pour ce qui me concerne, au-delà de toutes, l'immense Pierre Trachard que je compare, en y ayant réfléchi de longs jours et en pesant chaque mot de l'énormité qui suit, au Bartleby de Melville. Même non-événement, même refus, même mécanique du néant. Je reconnais l'immense brio, bluffant, saturé d'évidence, d'Anna Bouvier, dont je préfère, et de très loin, le titre anglais (This was my flesh). On tient là une de ces nouvelles à la Carver des Vitamines ou au Salinger du Jour Rêvé, tranquille petit chef-d'œuvre dormant lové, mortel comme un serpent, essentiel et évident pareil. Et enfin, j'avoue sans fard l'émotion qui m'étreint lorsque je lis M. D., à mes yeux, et je m'en rends compte à mes yeux seuls, texte majeur du recueil. C'est là que je pense le plus à Carver. Enfin ne ratez pas, surtout pas, Exposition des corps, table morbide des matières décomposées.

Puisqu'il faut toujours, dans une bonne critique, livrer une phrase, je vous livre ma favorite : "Elle sait pertinemment que tout se destinera toujours au vent, aux landes au vent et à la nuit." C'est tiré de M.D.

Au cœur de l'ironie mortifère d'un recueil où chaque nouvelle frôle avec l'idée de la mort, à tout le moins de la mutilation, ritualisée ou sauvage, demeure cette angoisse terrible de la décomposition des corps. Elle n'étonnera guère ceux qui connaissent Villemain, et ce qui reste en lui de poumon, petit sac auquel il n'aura jamais, au fond, fait vraiment confiance. Et puis, est-ce mon obsession, est-ce la sienne ?, la filiation, toujours, encore. L'amour et l'hommage à la mère, bluffant chez un être qui toujours se pose en Sans famille. L'absence du père. Ou les pères absents, ou coupables, toujours.

Je le dis tranquille, j'ai lu un grand livre. Et ce m'est une grande fierté d'avoir un tel auteur parmi mes amis.

Vincent Monadé

15 avril 2010

Hiromi inouïe, Jamal magistral

Ahmad Jamal - 1ère partie : Hiromi - Olympia, 13 avril 2010

RIMG0014On ne pouvait rêver affiche plus attirante : Hiromi, jeune pianiste japonaise de trente ans qui fait jaser la presse du monde entier par sa précocité et sa virtuosité ; et puis, surtout, Ahmad Jamal, qui célèbrera ses quatre-vingts printemps en juillet prochain - ce que l'on peine à croire.

Hiromi est un petit bout de femme rigolote. Avec son gros nœud dans les cheveux, ses baskets grande pointure qui ne sont pas sans rappeler celles de Keith Jarrett, sa manière de rire en dégringolant les gammes, elle a décidément quelque chose de taillé pour la scène. Voilà pour la façade. Car on imagine son émotion d'ouvrir une soirée pour celui dont elle dit qu'il est "my superhero, in the music, in the life", celui qui, peu ou prou, l'a prise sous son aile - mais il n'est pas seul : on sait l'admiration que lui porte Chick Corea. L'ovation qu'elle a reçue n'en était pas évidente pour autant, même si une telle prestation ne peut laisser de marbre et si on ne peut être qu'ébloui par une virtuosité qui confine à l'autisme. Car musicalement, c'est plus compliqué. Hiromi donne l'impression d'avoir intégré, synthétisé et transcendé toutes les musiques du vingtième siècle, sans pour autant parvenir encore à créer la sienne propre. Cabotine, joueuse, démonstrative, elle joue avec les registres comme d'autres multiplient au cirque les figures dangereuses. Son époustouflante technique l'entraîne vers un genre qui donne à  entendre mille et un collages, et une esthétique qui n'aurait pas déplu aux compositeurs du début du vingtième - comment, par moments, ne pas songer à Debussy, parfois à Satie ; ou encore, puisqu'ici la musique n'est pas que musique, aux travaux des surréalistes, des cubistes, des dadaïstes. Reste que nous sommes un peu en attente d'une musicalité qui soit plus authentique, plus blessée peut-être, RIMG0007et que ses phrases apparaissent parfois comme de simples clichés, truffés d'ornementations et de chromatismes ludiques et parfois racoleurs. En résumé, cela swingue assez peu et, en guise d'émotions, suscite surtout beaucoup d'étourdissement. Cela dit, on ne prend une belle leçon, et on ne s'ennuie pas une seconde, et c'est tout de même un grand plaisir que d'admirer cette espèce de magicienne imprévisible ; aussi bien, des morceaux comme Bqe, Bern Baby Bern, Time Difference, ou l'excellent et très chick-coreen Old castle, by the river, in the middle of the forest fonctionnent à plein régime. Mais il faut attendre le dernier rappel pour qu'enfin la jeune prodige nous persuade qu'une très belle carrière de musicienne s'ouvre à elle, avec un morceau plus lent, épuré, et que, comme par hasard, elle dédie au maesto du soir, Ahmad Jamal.

RIMG0025Lequel arrive sur scène aussi tranquille que Baptiste, les mains dans les poches, très élégant, souriant à un public qui est déjà presque debout. A peine a-t-il posé les mains sur le piano que déjà on se croirait sur telle scène new yorkaise de la grande époque. Il y a le talent, bien sûr ; et, pour Jamal, ce que l'on peut sans peine désigner comme du génie. Mais il n'y a pas que cela. Il y a dans cette manière que ces quatre-là ont de jouer et de s'entendre quelque chose qui en dit long sur la quintessence de l'art et sur cette insondable liberté qui n'appartient sans doute qu'au jazz. A commencer par cette joie, qui peut être mélancolique ou exploser en mille éclats rayonnants. La chose est d'autant plus remarquable que tous les thèmes de Jamal ont toujours fait l'objet d'un travail très minutieux sur la structure, sans que cette forte contrainte donne jamais le sentiment qu'elle condamne les musiciens à la répétition ou à l'enfermement. La virtuosité n'est plus ici un problème, elle est tellement complice des raisons mêmes de la musique, des raisons mêmes qui conduisent à la créer et à la jouer, que tout devient possible.

RIMG0024Si Ahmad Jamal étonne sans cesse par cette façon qu'il a de diriger son orchestre, de glisser l'air de rien quelques notes irrésistibles d'invention et de nuances, par son attitude même, se levant, se rasseyant, puis se relevant, faisant un signe derrière lui pour que la percussion prenne son tour ou pour que le bassiste veuille bien le suivre sur un autre terrain, si tout revient sans cesse à lui, on ne peut plus longtemps taire la qualité de l'exceptionnelle section rythmique qui est à son service. De mémoire de jazzman, il y avait bien longtemps que je n'avais vu une telle fusion entre des musiciens d'un tel niveau. Aux percussions, Manolo Badrena, ancien du Weather Report du milieu des années 70, est une sorte de barde délirant, schtroumpf rigolard et potache triturant ses petits instruments plus ou moins ésotériques avec une précision de grand maniaque. De James Cammack, fidèle de Jamal, je dirai que je n'ai pas souvenance d'avoir déjà entendu un contrebassiste aussi juste, présent, virtuose et puissant. Quant à Kenny Washington, il fut incontestablement l'autre héros de la soirée, son personnage rieur et détendu n'ayant d'égal que l'invraisemblable impression qu'il donne de jouer de la batterie comme s'il s'agissait d'une simple et naturelle extension de son corps ; pas un rythme qu'il ne torde jusqu'à le rendre incroyablement souple et malléable, pas deux mesures consécutives qui se ressemblent, et, là encore, une virtuosité à donner le tournis. Mais le sublime dans l'affaire, c'est surtout l'osmose géniale entre ces trois formidables musiciens, qui composent donc une section rythmique dont je crois qu'elle restera pour tous, ce soir-là, absolument inoubliable.

RIMG0033La musique de Jamal n'est jamais très loin de l'invitation à la transe. On se sent frustrés, maintes fois, que les morceaux ne durent pas plus longtemps : quand il s'y mettent, tous les quatre, on ne voit pas pourquoi un morceau durerait dix minutes plutôt que deux heures. Ca tourne, ça tourne avec joie, malice, complicité, et on réinvente Poinciana pour la millième ou la dix-millième fois. Le dernier album sert bien sûr de fil conducteur, et l'on comprend mieux, sur scène, la puissance à la fois discrète et tonitruante de morceaux comme Fly to Russia, My Inspiration, Quiet Time, ou le formidable Tranquillity. Bref, il y avait du génie, l'autre soir, à l'Olympia, nul ne s'y est trompé ; et comme Ahmad Jamal en glissa malicieusement le thème entre quelques phrases improbables dont il a le secret, ce fut un peu la soirée des copains d'abord.

11 avril 2010

THEATRE : L'illusion comique - Corneille

matamore
Comme à mon habitude, j'ai donc lu la critique théâtrale après avoir assisté à la représentation. Pour découvrir avec grand étonnement sa tonalité réservée, parfois inclémente, pour ne pas dire franchement outrancière sous la plume cagote du critique de Libération. Car enfin, quoi ? Pouvait-on espérer relecture et mise en scène plus intelligentes d'une pièce écrite il y a quatre siècles ou peu s'en faut par un Corneille pas encore trentenaire ? Reprochera-t-on à Galin Stoev de n'avoir pas situé la scène dans la grotte originelle mais dans un espace où coursives et recoins vitrés acculent le spectateur au hasard de son emplacement et invitent les comédiens à s'épier les uns les autres, comme pour mieux dire la confusion où Corneille nous invite ? Trouvera-t-on ce décor trop peu rococo ? Ces costumes trop lâches, trop anodins ? Rien pourtant dans cette mise en scène de sottement esthétique
, ou de bêtement up to date, mais la revendication d'un parti pris bien décidé à tirer la pelote cornélienne à son terme. Car puisqu'il s'agit pour Corneille de trousser quelque embardée dans les certitudes du spectacle, d'emmêler le vrai et le faux, de clamer au plus haut la puissance magique et pour ainsi dire souveraine de l'illusion, alors faisons savoir que Galin Stoev a réussi son pari : honorer dans un même geste la perfection classique d'un texte très virtuose et exhausser ce qu'il en a d'esprit moderne et transgressif. Et si l'on peut être décontenancé par l'incessante volte-face des identités et des masques, c'est là aussi le prix du réel : gare à la surface, gare aux chausse-trapes, à ce qui demeure en l'homme d'incessamment liquide.

Sans_titre2A ce petit jeu, à ce pan comédien qui vient éroder la grande trame tragique, Denis Podalydès, non seulement excelle, mais domine. Et c'est un plaisir chaque instant renouvelé que de le voir tour à tour poltron et Matamore, donnant à son personnage ce qu'il lui faut de touchante drôlerie et de cruelle affectation. Au point qu'il donne parfois l'impression de comprendre mieux que quiconque ce texte aux mille arcanes, tant il sait se jouer de la moindre situation, du moindre accent, et tant il semble consubstantiel à tout ce qui se joue là. Mais cette perfection ne rend pas la vie facile aux autres... Et si l'on ne peut décemment reprocher quoi que ce soit aux plus jeunes de ses partenaires, à commencer par Loïc Corbery, l'on ne peut que s'impatienter de les voir vieillir un peu. Cela vaut donc pour ce dernier, qui toutefois n'a pas la partie facile, mais aussi pour Julie Sicard (Lyse), qui à chaque fois que je la vois me semble toujours un tout petit peu à côté, et encore pour Suliane Brahim (Isabelle) qui, quoique fort gracieuse, est trop systématiquement grimaçante pour émouvoir complètement. Mais ce ne sont là que très modestes erreurs de jeunesse, je pense, et qui n'affectent jamais durablement ni leur jeu, ni notre plaisir. Pour une fois, en revanche, mais ici ma femme n'est pas d'accord avec moi, j'ai trouvé Adrien Gamba-Gontard moins terne, et nettement plus à son aise que récemment (cf. par exemple dans le Fantasio de Musset mis en scène par Podalydès). Il est vrai qu'on lui attribue souvent des rôles un peu ingrats, personnage un peu falot, maladroit, trompé, mais il est ici, il me semble, moins contraint, plus enjoué, plus librement facétieux. Chez les plus anciens, si Alain Lenglet, qui joue Pridamant, nous semble terne, effacé, étrangement mou, Hervé Pierre, alternativement dans le rôle du mage Dorante et celui de Géronte, père d'Isabelle, fait ici des éclats, tonitruant, colérique, excellent manipulateur de sarcasmes. Et il n'est pas pour rien dans l'énergie de cette mise en scène.

Reste enfin ce texte un peu fou, virevoltant entre les registres les plus baroques, lyrique et foutraque, un texte très gourmand, plein de vitalité et de beauté classique, où perce  un esprit plein d'humeur, de mordant et de saine provocation. Un texte à relire - ce que je viens donc à l'instant de faire, et que je vous invite instamment à aller voir jouer, jusqu'au 13 mai, salle Richelieu. On y prend ce qu'il convient d'appeler une leçon.

17 mars 2010

Dictionnaire de la Mort

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Est en librairie depuis hier un ouvrage très attendu, le Dictionnaire de la Mort, réalisé sous la direction de Philippe Di Folco. Des aborigènes aux zombis, du sacrifice d'Abraham aux chaises électriques d'Andy Warhol, il s'agit de décrypter nos différentes manières de concevoir et de représenter la mort.

Ouvrage usuel, presque pratique, il n'en est pas pour autant dénué de poésie, ni d'humour.

1 000 entrées, 205 contributeurs, 1 136 pages : il n'en fallait pas moins.

J'ai eu la chance de pouvoir participer activement à cette aventure, à la fois comme membre du Comité éditorial et comme rédacteur. 
Mes propres contributions portent sur les thèmes suivants : Absence / Animaux / Anthropophagie / Blues / Cercueil / Cimetière / Dernières volontés / Éloge de la mort / Embaumement / Heavy metal / Métiers du funéraire / Lividités cadavériques / Poussière / Rite et rituel / Silence / Tombeau.

Larousse, collection In Extenso, 26 euros.

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