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Marc Villemain

11 février 2011

Adieu, Gary

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On dira ce qu'on veut de Gary Moore. La vérité est qu'il sera resté une figure de (relatif) second plan parce qu'il avait une gueule cabossée d'Irlandais des pubs et que tout en lui se refusait au grand-guignol des stars et des esbroufes. Il fut pourtant l'égal d'Eric Clapton, de BB King, de Santana ou de Stevie Ray Vaughan. Mais en plus d'être ce garçon indifférent aux catégories, seulement habité, au fond, par ce qui vient du plus lointain du blues, il aura choisi de ne choisir aucun genre, quand le marché attend tellement de l'artiste qu'il conforte ce pour quoi on l'attend.

C'est tout de même incroyable que ce type soit mort ainsi, si jeune encore, dans une chambre d'hôtel. Ma jeunesse se confond avec sa présence auprès du regretté Phil Lynott, autre de ces géniaux trublions intempestifs que le rock dévora ; et si je pouvais parfois trouver à redire à ses compositions, s'il n'y avait finalement jamais rien de franchement inattendu chez lui, je me souviens que l'intensité de son jeu m'avait d'emblée renversé, dans ce milieu du hard où l'on exhibe plus volontiers ses masques que ses larmes. D'ailleurs, je n'ai jamais cessé d'écouter Gary Moore : cette longévité est au moins la preuve de la sincérité. Moore ne jouait en rien du virilisme de rigueur. Émanait de lui quelque chose d'extrêmement fébrile et cristallin, en tout cas d'irrépressible, d'impérieux, et c'est bien l'image que l'on retient de lui : celle d'un visage torturé, déchiré, hoquetant, indifférent à l'esthétique un peu convenue du hero, la trogne futuremooretriomphante du gamin qui rejoignait BB King sur scène et lui donnait la réplique en laissant le maître pantois. Gary Moore était très touchant, son jeu manifestait un souci constant de justesse et d'expressivité, et c'est pourquoi sans doute il s'adaptait à tant de registres. Comme beaucoup de rockers authentiques, je crois qu'il sera resté un gamin, que bien peu de choses en lui avaient bougé depuis que, âgé de quinze ans, il passa professionnel. Simplement, le temps aidant, le blues avait fini par le hanter définitivement. Car le blues est la musique de l'âge, du vieillissement, la musique de la deuxième partie de la vie : seuls savent en jouer ceux dont les manières ont rencontré cette forme d'indifférence aux regards et aux modes que l'on peut bien qualifier d'apaisement ; seuls savent en jouer ceux qui n'ont plus rien à prouver. Le monde du rock vient donc d'accueillir la nouvelle avec stupeur. Après Ronnie James Dio, dont on mesure le vide qu'il laisse dans le milieu du metal, voici venu le tour de Gary Moore, assurément le musicien le plus authentique de cette petite galaxie. On trouvera peut-être une certaine consolation en se disant que la soudaineté de sa disparition ajoute encore à son étoile. Tout en sachant bien que cette forme un peu naïve de romantisme ne changera rien au fait qu'elle nous condamne à le réécouter en boucle ; et à conserver l'ardeur de nos errances tout du long de ses Parisienne walkways.

4 février 2011

THEATRE : Diplomatie, de Cyril Gély - Niels Arestrup & André Dussollier

 

 

Cela aura été le grand mérite de Cyril Gély et Stephan Meldegg : avoir tiré de l'oubli un épisode historique méconnu - et romanesque en diable. Nous sommes en août 1944 : les nazis, qui  viennent d'essuyer un échec décisif lors de la bataille de Normandie, sont en pleine déroute ; le gouverneur militaire Dietrich von Choltitz (Niels Arestrup) reçoit l'ordre de détruire Paris, ordre qu'il s'apprête à exécuter depuis son quartier général situé dans le prestigieux hôtel Meurice, face aux Tuileries. Mais voilà, au petit matin, il reçoit la visite inopinée de Raoul Nordling, consul de Suède (André Dussollier), lequel se fait fort de l'en dissuader. Historiquement, cette séquence est avérée : on sait que les deux hommes se sont rencontrés à cinq reprises et qu'ils ont beaucoup échangé par téléphone. On sait aussi que l'un comme l'autre s'attribueront les mérites de la décision d'épargner Paris : Dietrich von Choltitz mettra en avant son souci des victimes et arguera qu'il refusait d'obéir à l'ordre de Hitler, dont il assurait, pour l'avoir vu personnellement quinze jours auparavant, qu'il était devenu absolument dément ; quant à Raoul Nordling, il détaillera son propos dans ses Mémoires (explicitement titrées Sauver Paris), écrites juste après la guerre et publiées seulement en 1995, soit plus de trente ans après sa mort, le manuscrit ayant été retrouvé dans un coffre de la société des pâtes à papier Nordling que créa son père. Louis-Ferdinand Céline, qu'il avait soutenu dans son exil au Danemark, confortera d'ailleurs les dires de Nordling dans une de ses lettres à Albert Paraz : "N'oublie pas bien sûr, surtout, que c'est grâce à lui, à son génial tact, courage, intrépidité que Paris n'a pas été brûlé et ses habitants combustionnés - tous ! Le bonhomme est vieux, vaniteux, mais roublard et de très bon coeur." L'idée, le sujet, l'ambition sont remarquables. Le reste appartient à Cyril Gély : le dialogue entre ces deux hommes.

 

Le passage à la scène me laisse pourtant un peu partagé.  Et c'est dommage, car cela tenait sans doute à très peu de choses. Les premiers instants de la pièce suffisent à mettre la puce à l'oreille : à peine le rideau levé, on comprend d'emblée l'intention du metteur en scène : créer un effet de réel. Choix esthétique indiscutable, au sens où il est parfaitement revendiqué. Car tout est là : poste de radio, téléphone et bibelots d'époque, grondements de tonnerre et de mitraillettes, général allemand en uniforme martial et diplomate suédois en costume protestant. Autrement dit, c'est un théâtre qui ne cherche pas à mettre à distance, mais à représenter. En somme, un théâtre dont on pourrait penser qu'il manque un peu de théâtre. On me dira que le sujet, un tel événement historique, ne permettait guère la fantaisie : je répondrai que Shakespeare aussi traitait d'événements historiques. Ce que je veux dire par là, c'est que le choix de mettre en scène au plus près de l'époque relève davantage d'une séquence documentaire que d'une œuvre théâtrale. Je crois qu'il eût été possible, sans altérer ce souci du réel, d'être moins insistant. Niels Arestrup n'avait pas forcément besoin de prendre l'accent germanique. De la même manière, André Dussollier n'était pas obligé d'épouser à ce point les atours les plus attendus de la diplomatie internationale. Les éléments du décor n'avaient pas besoin d'être à ce point contextualisés. Bref, je crois qu'il aurait été possible de donner à ce théâtre davantage de suggestivité, sans lui ôter pour autant sa puissance évocatrice, ni même affecter sa tentation édificatrice. Le choix qui est fait relève donc davantage d'un choix éthique qu'artistique : il est plus social que civilisationnel. Le public y trouve manifestement son compte, mais je ne crois pas me tromper en avançant que la pièce y perd un peu, en profondeur et en gravité.

 

Ce qui ne lui ôte aucun mérite. Mais il faut bien dire que cela beaucoup repose sur les épaules de Niels Arestrup et d'André Dussollier, tous deux abonnés à l'excellence. On peut trouver la présence de Dussollier moins immédiatement contaminante, mais son charisme et son adresse à habiter un personnage voué à l'onctuosité, condamné à un certain carcan officiel, son irréprochables. La magie opère avec d'autant plus d'éclat que ces deux-là sont tout de même, et à maints égards, très dissemblants. Tous deux, sur scène, et outre que la chose était assez peu prévisible, donnent l'impression de deux lions se disputant la même cage. Mais deux lions de force égale. Et il n'est pas douteux qu'ils éprouvent un semblable plaisir à se confronter ainsi, à jouer de la présence de l'autre, à jauger ses trucs, ses manières, à profiter de ses atouts, à situer son corps et sa voix dans le sillage de l'autre, un peu comme une voiture s'approche au plus près de celle qu'elle veut dépasser afin de profiter de la meilleure aérodynamique possible. Bref, Arestrup et Dussollier sont parfaits, par moments assez exceptionnels : ce n'est pas une surprise sans doute, mais il est important de le dire. Rien ne les décontenance, pas même les temps de la pièce qui me semblent un peu faibles. Vient un moment en effet où le diplomate est confronté à une sorte d'aporie, face à ce général allemand qui n'a de cesse de répéter qu'il n'est qu'un soldat, et que l'unique devoir d'un soldat réside dans l'obéissance à l'ordre. La rhétorique morale tourne alors à vide, ou en rond, pendant un long moment, et le discours édifiant du diplomate à cours d'arguments devient vite infantile. On a le droit, ici, de s'ennuyer un peu. Au bout du compte, on sort de cette pièce avec la satisfaction de s'être imprégné d'un événement qui, s'il s'était produit, aurait été une tragédie dans l'histoire de l'humanité, mais en se disant aussi qu'il aurait pu être traité de manière un peu plus dramatique. Car c'est aussi un fait que, si le public rit parfois, il est fort à parier qu'il n'aurait pas ri de la sorte en lisant simplement le texte : c'est bien qu'on a aussi cherché à le faire au moins sourire. En cela, cette pièce court parfois le risque du divertissement, et, ce faisant, j'ai trouvé qu'elle estompait un peu la trace qu'elle aurait pu laisser - dans l'impression théâtrale comme dans les consciences historiques. Mais il est vrai, au fond, finalement, que Paris n'a pas brûlé.

 

Théâtre de la Madeleine, Paris - Mise en scène de Stephan Meldegg

31 janvier 2011

Claire Le Cam - D'un jour à un autre je vivrais autre

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Claire Le Cam, qui naguère fut la petite fée des 7 Mains, vient de faire paraître un nouveau recueil aux éditions isabelle sauvage.

Au-delà de notre fierté d'avoir accueilli quelques esquisses de certains des textes qui le composent, D'un jour à un autre je vivrais autre apporte la confirmation d'un ton, d'une originalité et d'une sensibilité. Il est intéressant d'ailleurs de vérifier combien le passage en recueil modifie le statut de ces textes, dont on ne saurait dire au fond s'ils appartiennent davantage au genre vif de la fusée ou à celui, poétique, de la libération ; pour ne rien dire d'un certain caractère comique, pour peu que l'on soit prêt à sourire de ces humeurs corporelles où perce parfois un tragique presque célinien.

Ce qui frappera peut-être, et davantage encore que dans son précédent recueil (Raccommoder me tourmente), c'est l'image particulièrement sensible, et souvent assez déprimée, de la femme devenue mère. Nous sommes ici bien loin des niaiseries ordinaires véhiculées sur le sujet, et il y a quelque chose d'assez touchant à lire sous la plume d'une femme ces mots qui disent le sentiment parfois écœuré de ce qui se trame en elle. C'est souvent violent, mais plus pudique qu'il y paraît ; et servi par un travail sur la langue qui en fait sentir toute l'irréductible matière.

20 janvier 2011

Soirée d'hommage à Frédéric Berthet

Retour de cocktail - une fois n'est pas coutume. À l'occasion de la parution de Correspondances 1973-2003 et de la réédition de Daimler s'en va, de Frédéric Berthet, ses amis, admirateurs et lecteurs, se sont  retrouvés ce soir à la galerie Zürcher, Paris 3ème.

Ralliement de toute une époque ou presque, de tout un style aussi, tels qu'on peut s'en pénétrer tout au long de ces magnifiques Correspondances. A commencer par Norbert Cassegrain, le maître d'œuvre, affable, enjoué. On croise Claude Durant, Éric Neuhoff, Jean Echenoz, Françoise de Maulde, Bernard Zürcher bien sûr, Marcelin Pleynet (Philippe Sollers suivra de peu), Dominique Noguez, Leo van Maris, son traducteur néerlandais, venu spécialement pour l'occasion, Huguette Berthet, mère de Frédéric ; enfin Michel Déon, gaillard, l'œil vif, scrutateur, et qui, il faut bien le dire, aura contribué, ô combien, à donner à cette correspondance sa tonalité fiévreuse et sa drôlerie pleine d'affection.

Norbert Cassegrain me dit que d'autres textes de Frédéric Berthet paraîtront sous peu. On les attend. D'ici là, précipitez-vous sur ces Correspondances 1973-2003, c'est un petit régal d'intelligence et de sensibilité (éditions La Table Ronde).

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Norbert Cassegrain, sa fille, Van ParisJean Echenoz - Michel Déon - Leo van Maris et Norbert Cassegrain

 

 

 

 

14 janvier 2011

Correspondances de Frédéric Berthet

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"
Écrivez des lettres, vous le regretterez ; n'en écrivez pas, vous le regretterez aussi ; écrivez des lettres ou n'en écrivez pas, vous le regretterez également, parce que, dans un cas comme dans l'autre, vous vous apercevrez toujours que quelqu'un (vous) manque. Envoyez missive sur missive à l'absent (à l'absente), ou bien refusant d'accepter cette absence que les lettres entérinent, faites comme si la Poste n'existait pas, de toute façon le piège est refermé. Mais si un soir, prenant la plume, vous en venez à écrire une page qui ne s'adresse plus à personne, alors, dans ce vide succédant à l'absence, vous aurez une idée de ce qu'est un roman, même si vous n'en écrivez jamais."

Cette citation de Frédéric Berthet, extraite d'un texte donné aux Nouvelles Littéraires (n° 2631 d'avril 1978), est placée en exergue de ses Correspondances (1973/2003) à paraître le 20 janvier à La Table Ronde.

C'est un document attendu. Qui dit beaucoup, bien sûr, sur la culture d'une époque ; mais plus encore peut-être sur Frédéric Berthet, ses apprentissages (la première lettre mentionnée date de 1969, il a alors quinze ans, et est adressée à Marcel Pagnol), et sa manière d'être. Berthet, dont on connaît déjà l'élégance, et ce talent niché au cœur de Simple journée d'été, de Daimler s'en va, ou de son Journal de Trêve (publié par Gallimard en 2006.)

 

9 janvier 2011

NAISSANCE DE L'ANAGNOSTE

Chers amis et lecteurs,

Le statut de ce blog change à compter de ce jour. Éric Bonnargent et moi-même lançons une nouvelle initiative baptisée L'ANAGNOSTE. C'est sur ce nouveau blog, exclusivement littéraire, que vous pourrez dorénavant suivre mes différents travaux critiques.

Je continuerai toutefois d'alimenter mon blog personnel, suivant les circonstances, mon bon plaisir ou mes lubies, éventuellement mon actualité éditoriale.

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Cliquer sur l'image pour découvrir L'Anagnoste.

 

22 novembre 2010

Brad Mehldau - Théâtre du Châtelet

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La dernière (et d'ailleurs seule) fois que j'avais vu Brad Mehldau, c'était à la toute fin des années 1990, je crois, au Sunside. J'étais très en avance, et je l'avais vu arriver, avec femme et enfant, une petite valise à la main, un sweat-shirt jeté sur les épaules. Le public, une grosse centaine de personnes peut-être, l'avait suivi dans la salle. On s'est assis où on pouvait, moi par terre, tout devant, en contrebas de l'estrade, le nez pratiquement dans ses mains. Il était alors la star montante du jazz, le pianiste en qui on plaçait le plus d'espoir, et trimballait avec lui quelque chose d'idéalement américain : composite, curieux, ouvert, panoramique, orchestral ; et il était, déjà, un imparable mélodiste. On disait juste de lui qu'il devrait se défaire de l'empreinte de Keith Jarrett et faire entendre au plus vite sa propre voix ; ce qu'il fit, très vite, et à la perfection. Douze ou treize années plus tard, non seulement il s'est émancipé de toutes les tutelles qu'on pouvait avoir envie de lui trouver, mais il est devenu une des figures les plus singulières, les plus créatives et les plus ambitieuses du jazz contemporain.

BRAD_MEHLDAU_Highway_RiderA bien des égards, sa musique a à voir avec l'œuvre d'un siècle. C'est qu'on peut, chez lui, entendre bien des choses ; tout, sur le sujet, a déjà été dit - et Highway Rider, son dernier album, témoigne assez largement de l'étendue de ses affections. C'est cet album, donc, que Brad Mehldau aura déployé dans son intégralité ce soir, soutenu par l'impeccable Ensemble orchestral de Paris et son chef Scott Yoo. Cet album n'est pas le plus simple, ni le mieux accepté, de sa discographie. De fait, s'il y déploie un discours très personnel, inspiré, habité, à bien des égards novateurs pour le jazz, il n'est pas offensant de considérer qu'il pâtit aussi de séquences un tout petit peu inégales. Mais sur scène, ce soir, autant le dire : l'album est magnifié. Au bout de quelques instants, derrière les volutes debussiennes, et ce phrasé mélodique de John Boy qui, décidément, n'est pas sans évoquer les Beatles, et cet incessant jeu rythmique où l'on croit parfois distinguer quelques réminiscences du Köln Concert de qui vous savez, une idée, ou une phrase, venait souvent à mon esprit : Brad Mehldau nous donne à entendre une exploration américaine des territoires. Sans bien savoir moi-même ce que la chose voulait signifier. L'idée fut toutefois précisée par Brad Mehldau lui-même, expliquant (en français) qu'il avait voulu réaliser quelque chose d'un "voyage circulaire". C'est pourquoi peut-être on peut spontanément associer autant d'images à sa musique, dont on se dit qu'elle n'est pas sans raison de plus en plus utilisée au cinéma (par Clint Eastwood dans Minuit dans le jardin du bien et du mal et dans Space Cowboys, ou par Wim Wenders dans Million Dollar Hotel.) Ce qui est sûr en tout cas, c'est qu'on avait le sentiment ce soir de parcourir de très vastes espaces, des étendues à la fois sereines et lunaires, tranquilles et très vivaces.

Je disais que Highway Rider se trouvait, sur scène, magnifié. C'est difficile à expliquer, mais je crois que cela tient surtout au fait que les contrastes y sont beaucoup plus amplement révélés, et que ce qui, sur disque, peut par moment passer pour un nuancier un peu froid, fournit ici de très heureuses occasions de ruptures. Ce qui pouvait apparaître à l'oreille exagérément climatique s'estompe complètement au profit d'un jeu ouvert et beaucoup plus sensible. C'est vrai notamment, il faut bien le dire, dans les moments sans orchestre, comme si le groupe retrouvait son espace propre, ses codes les plus ancrés, les principes cardinaux de sa communication. A cette aune, Into the city s'est chargé d'enthousiasmer et de définitivement conquérir une salle très sage. Car sur scène, Into the city devient un véritable morceau de bravoure, une performance, à laquelle la prouesse de Larry Grenadier, contrebassiste exceptionnel, n'est pas étrangère. C'est aussi cette cohésion de groupe que l'on a plaisir à observer : aux côtés de Larry Grenadier, donc, Jeff Ballard et Matt Chamberlain, qui ont du donner bien du fil à retordre à ceux qui, dans la salle, s'intéressaient un peu à la percussion, tant ces deux-là s'y connaissent pour tromper l'oreille et déplacer le temps : deux batteurs aussi rigoureux que prodigieux. Et puis, bien sûr, le saxophoniste star Joshua Redman, dont on sait qu'il n'est pas tout à fait pour rien dans l'ascension de Brad Mehldau depuis que celui-ci avait rejoint son groupe, en 1994, pour enregistrer ce bel album qu'est Mood Swing. Outre que chaque musicien est époustouflant de maîtrise, de finesse et d'inventivité, ce groupe-là, donc, tel qu'il est constitué, dégage une très forte impression de cohésion et de souveraineté. Et la musique, complexe, tortueuse par moments, toujours très progressive, y gagne sa rondeur et sa chaleur.

RIMG0006_2Comme je n'ai pas très envie de conclure sur une réserve, je m'en débarrasse et la formule illico : le rappel. Il fut, finalement, inutile, nous éloignant de manière assez dommageable de tout ce qui rendit cette soirée si singulière. Sous les applaudissements, Brad Mehldau est revenu, seul, les instruments de l'Ensemble orchestral posés à terre donnant l'impression visuelle d'une sorte de désertion générale. Puis s'est lancé dans un petit morceau très peu inspiré, avec en appui une ligne de basse maniaque et un peu terne, à peine étoffée par des bouts de phrases sans véritable destination ; l'impression de quelque chose d'un peu bâclé, échouant en tout cas à transmettre son esquisse de transe ; dans ce registre, n'est pas Keith Jarrett qui veut. Dommage, donc. Mais heureusement bien insuffisant pour ternir un concert de très haute volée, où ces musiciens hors-pair ont livré une musique qui s'est avérée très excitante ; ce qui me permet, tout ébaubi encore par cette densité et cette impression de parfaite complétude, de réécouter Highway Rider d'une tout autre oreille.

 

22 octobre 2010

La vieille au buisson de roses

La_vieille_au_buisson_de_rosesJ'en parlerai une autre fois, et plus longuement, dans Le Magazine des Livres, mais d'ici là, faites-moi confiance : lisez, lisez La vieille au buisson de roses, de Lionel-Édouard Martin.

Preuve, s'il en fallait encore, qu'une large part de la grande littérature se fait dans les petites maisons. Aussi il faut saluer le travail du Vampire Actif, maison fort jeune encore, qui a eu, peut-être pas le courage, du moins le flair de publier ce texte magistral, refusé par d'autres maisons autrement plus renommées.

Cela fait quelques années maintenant que je fréquente l'œuvre de Lionel-Édouard Martin ; pas toute l'œuvre non, car je suis en poésie aussi ignare qu'idiot (excepté Baudelaire bien sûr, ou Musset, parce qu'en moi l'instinct de la romance persévère), mais il ne fait pas de doute que La vieille au buisson de rose est ce qu'il a écrit de plus saisissant et de poignant, adossé à une langue qui n'a jamais été aussi chair.

18 octobre 2010

ZZ TOP à Bercy

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A
près la grosse suée de Rammstein (lire ici), nous avions décidé, ce coup-ci, ma belle-sœur et moi, de nous ranger des voitures et de laisser la fosse à plus fougueux que nous. Moyennant quoi, d'être assis tout confort dans les gradins d'une salle de Bercy qui n'était même pas ouverte entièrement, ça nous a rudement rajeunis - toujours ça de pris. Avec l'impression qu'autour de nous, d'aucuns avaient fait le déplacement pour les Doobie Brothers davantage que pour nos texans barbus et favoris.

Qui n'a jamais entendu (dansé sur ?) Long Train Runnin', cette scie définitive des Doobies Brothers ? Depuis 1973, l'implacable ritournelle continue de justifier l'existence de ces gars très sympathiques dans le paysage, qui livrent donc un show sans surprise aucune, joyeux bordel de vieux briscards qui se soucient de leur look comme Nicolas Sarkozy de sa première épouse - cela dit, j'aime beaucoup les moustaches de Tom Johnston, qui m'ont rappelé celles d'un autre Tom (Selleck.) Enfin il serait ingrat de résumer les DB à cet authentique hymne des années optimistes. La preuve, ils viennent de sortir un nouvel album, on ne doit plus être bien loin du vingtième, dont ils jouent un titre plutôt bien fait,  Nobody. Derrière moi une grosse dame à la trogne bourrue dodeline sur Black Water, autre morceau d'anthologie, et avec ses mains tapent sur ses cuisses comme l'autre sur des bambous. C'est très sympathique, ambiance kermesse de fin d'année avec les parents qui jouent la bonne humeur obligatoire, et même si ça ne prend pas vraiment dans la salle, les frères pétards, leurs deux batteries et leurs quatre guitares, enchaînent les succès sans fautes ni coup férir - Listen to the music, Jesus is just allright. Bon, je confesse ne pas bien connaître les Brothers, mais il faut dire que, là, en octobre 2010, c'est quand même sacrément décalé. J'ai l'impression d'être RIMG0007tombé nez à nez avec les ultimes dinosaures du temps où, en Occident, la seule crise imaginable était d'acné ; en voyant ça, j'ai repensé à une vieille pub pour les Chewing-gum Hollywood, savez celle où une nymphette en beauté sort à moitié nue d'un ruisseau avec un sourire écarlate et un air de nonchalante luxure. Enfin à défaut de réchauffer l'air du temps, ça nous aura mis en jambe. Mais quand même, à Bercy, ils pourraient faire un effort pour la sono des premières parties, parce que vraiment, là, faut dire les choses hein, c'était un peu pourri. Mais rigolo, ça va sans dire.

RIMG0094Une demi-heure et trois clopes plus tard, débarquent les fiertés texanes. Et il ne faut pas deux mesures de Got Me Under Pressure pour convaincre que tout ça fonctionnera comme sur des roulettes. D'autant que la régie a quand même fait son boulot entre temps, et on est bien content de retrouver ce bon gros son qui fait aussi le charme de ZZ Top, gras, clair, étiré, roboratif. Ces gars sont tellement peu impressionnés qu'ils en sont réellement impressionnants. Je suppose que c'est ce qu'on appelle des pros. D'ailleurs leur show est aussi réglé qu'un spectacle de music-hall dans les années cinquante. Bon, c'est sûr que Billy Gibbons et Dusty Hill ont du mal à faire penser à à Frank Sinatra et Judy Garland, mais leur petit numéro ne manque pas de sel pour autant. Surtout quand ils en restent à leurs racines : Cheap Sunglasses, ou Brown Sugar par exemple, pour ne rien dire du torride et hypnotique Jesus left Chicago. Parce que quand ils essaient de donner dans le moderne, là, ça me semble un peu plus problématique. Ces types-là sont faits pour jouer Just to paid ou Waiting for the bus, et basta. D'ailleurs on a de la chance : ils les ont joués.

RIMG0089Et puis comme il est difficile d'imaginer  un quelconque bonheur qui ne fût pas complet, Gimme All Your Lovin', Sharp Dressed Man  et Legs tombent à pic pour rallier tout le monde à la cause. Quoique à cette aune, Hey Joe ne soit pas mal non plus, et c'est sûr qu'Hendrix n'a pas dû être mécontent du travail des trois bonshommes sur son standard. Sur le fond tout est parfait. Y compris Frank Beard, imperturbable derrière ses fûts, et dont on ne répètera jamais assez que la réserve participe à sa manière du charisme des deux ours. Mais le rock est ainsi fait que, quand tout est parfait, c'est que tout ne l'est pas. Je veux dire par là qu'il est un peu facile de leur part de diffuser en même temps qu'ils jouent les clips qu'on a déjà vus sur M6 il y a bientôt vingt ans. Ceci dit, je m'explique aussi cette faute par l'environnement. Pour aller vite, et cela vaut pour ZZ Top comme pour les Doobie Brothers, une salle comme Bercy est surdimensionnée. Ces groupes sont à voir dans des conditions plus rugueuses et plus odorantes. Faute de quoi, ils se sentent obligés d'abonder dans l'artifice, et ni eux ni leur musique ne sont faits pour ça ; mais nous effleurons là une question de société, n'est-ce pas.

Voilà, rien ne déborde, c'est parfait, c'est huilé, ça dure à peine une heure trente montre en mains, et les types n'ont pas même le temps de dire bye bye que la production rallume les halogènes et remet la radio (franchement, quelle époque...). Heureusement que le rappel, même très prévisible, fait oublier à chacun les affres de la rentabilité : avec La Grange et Tush, nous voilà revenus aux belles années râpeuses où ils mettaient le feu aux guinguettes à mescal. Et ça, c'est bon.

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6 septembre 2010

Et que morts s'ensuivent : Anne-Françoise Kavauvea

Anne-Françoise Kavauvéa est une lectrice que la rentrée littéraire ne perturbe pas. Aussi vient-elle de publier sur son blog sa propre critique de Et que morts s'ensuivent  ; que l'on pourra lire aussi directement chez elle ; ou encore, TELECHARGER au format pdf.

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Ouvrir un recueil de nouvelles me procure souvent un frisson délicieux. Le plaisir de la découverte se démultiplie : les trames narratives  s’additionnent, se complètent, se répondent, construisant un délicat édifice dont l’équilibre est fragile. D’où un soupçon d’angoisse pour le lecteur… Il arrive, effectivement, que la juxtaposition d’histoires courtes produise une sorte de brouillard. La confusion alors estompe les contours, masque les lignes, enveloppe les caractères dans un effacement presque immédiat. Et ce qui aurait pu s’apprécier comme un beau bouquet alliant les senteurs aux couleurs se dissout dans un improbable et informe amalgame voué à l’oubli. Mais  ces recueils (mot dont l’étymologie surprenante est liée à la fois aux verbes « cueillir » et « recueillir », associant l’idée de collection à celle de protection) donnent parfois naissance à architecture complexe et belle, une œuvre, ou même à un chef-d’œuvre, un bijou montrant tout l’éclat du talent de son auteur. Genre ancien, depuis Boccace ou l’Heptameron, elle occupe dans la littérature une place essentielle, se déclinant selon tous les genres et tous les registres.

Et que morts s’ensuivent a été publié au Seuil en février 2009. La rentrée littéraire avec ses trépidations est donc loin…  mais ce recueil est pour moi une découverte. Onze nouvelles y sont réunies, onze textes ciselés au parfum d’anathème. En effet, le titre est comme une menace, une imprécation proférée contre les personnages qui se succèdent au gré de ces pages précises, drôles, dramatiques, sarcastiques, à l’élégance cinglante. Onze destins malheureux, onze catastrophes retentissantes ou furtives, discrètes et quotidiennes, ou alors stupéfiantes et épouvantables. Marc Villemain, d’une main sûre, y dessine plus que des silhouettes : les personnages sont saisis d’un trait, mais dans leur essence. Chacun d’entre eux donne un titre à une nouvelle : Nicole Lambert, Anémone Piétra-d’Eyssinet, Anna Bouvier, M.D. …, s’insérant dans des univers très variés mais cohérents. D’ailleurs, un personnage constitue une sorte de fil rouge dans le recueil ; Géraldine Bouvier, successivement voisine, bonne, infirmière, nourrice, cycliste… Ces multiples avatars créent une unité du recueil, mais l’ancrent également dans une forme d’humour discret, créant une attente chez le lecteur – attente secondaire, le personnage étant presque toujours relégué au second plan – mais importante tout de même, et instaurant une complicité amicale entre auteur et lecteur.

Or, ce lien entre les différents textes du recueil est suffisamment ténu et discret pour que chacune des nouvelles constitue un univers à part entière. L’une des grandes réussites de Marc Villemain réside dans sa capacité à créer une harmonie dans la diversité. Les histoires jaillissent de cadres différents : une plage, un salon d’épilation, une chambre, un grenier… Les protagonistes, eux aussi, offrent des visages très disparates : jeunes femmes presque banales, riche héritière, père de famille sans histoire, révolutionnaire non violent, enfants, adultes, vieillards, cannibales. Chacun de ces personnages est, d’une manière ou d’une autre, confronté à la mort.  Cependant, d’un texte à l’autre, les climats, les situations, les intrigues varient, portant sur ce thème grave des regards divers et nuancés : ironique, sombre, cruel, tendre… Au détour de chaque page, une surprise. Ainsi, au rire né de l’histoire de Nicole Lambert et Odette Blanchard, qui ouvre le recueil (et dont la morale serait : méfiez-vous des produits dépilatoires), succède l’humour noir et grinçant, puis l’émotion pure (celle que j’ai ressentie à la lecture de la nouvelle intitulée « Matthieu Vilmin », un sentiment durable et bouleversant né d’une rencontre entre la fiction et la réalité). Marc Villemain reconnaît que parfois, les effets produits sur le lecteur lui échappent : mais c’est aussi la magie de la littérature (de la belle et bonne littérature, allais-je écrire) que d’inciter le lecteur à s’approprier l’œuvre, l’associant d’une certaine façon au processus de la création.

Les nouvelles de Marc Villemain embrassent ainsi des situations diverses, mais elles dessinent aussi une sorte de paysage de la société d’aujourd’hui, en proposant des angles de réflexion inattendus mais efficaces. « Matthieu Vilmin » incite le lecteur à envisager la relation qui s’instaure entre patient et soignant d’une manière subtile et originale – quel est celui qui apprend à vivre à l’autre ? La relation est-elle à sens unique ? Les réponses proposées à ces questions cruciales ne sont pas simplistes, au contraire : elles se déclinent à l’infini, selon l’angle choisi, l’état d’esprit du lecteur – et celui du personnage, certes. Et de ce texte grave, le rire, paradoxalement, naît dans ce qu’il a de plus dramatique ; un rire mêlé de larmes, lorsque la volonté de vivre s’amenuise et s’efface lorsque l’autre a retrouvé le monde des vivants. Dans tous ces textes, des êtres s’éloignent, les uns des autres souvent, du droit chemin encore plus fréquemment ; mais étrangement, cette mort qui pourrait à chaque fois sembler extraordinaire se banalise, puisqu’elle est le lot commun à chacun. Qu’importe le chemin, puisqu’au bout, l’issue sera la même ? Évoquer la mort d’un personnage (ou sa dégradation physique : tous les personnages ne meurent pas dans ce livre, mais tous y perdent quelque chose) est une façon de dramatiser la vie, ou, au contraire, de porter sur elle un regard doux-amer, chargé d’une affectueuse ironie. Tous ces personnages suscitent la pitié, à un moment ou à un autre, même les plus épouvantables d’entre eux (je pense à ce père incestueux accusé devant un tribunal d’enfants qui m’a irrésistiblement rappelé le tribunal des voleurs dans M le Maudit…).

De ce trait particulier, de cette écriture précise et élégante naît une tension. L’attente créée devient un élément dynamique, obligeant le lecteur à poursuivre son chemin dans l’œuvre, alors que, par définition, un recueil de nouvelles peut se lire au coup par coup, dans une indépendance facilitée par la brièveté de la forme. Ma lecture – je parle de la mienne, puisqu’après tout, lire est un acte individuel et intime – n’a pas été celle que j’adopte en général face à un recueil. Souvent j’ouvre deux livres, juxtaposant les expériences au risque d’une certaine confusion. Et que morts s’ensuivent est un recueil particulier qui se lit à la manière d’un roman. La lecture d’un texte en appelle une autre ;  les morts s’ensuivent et se suivent dans un cortège ininterrompu, funèbre et drolatique. Demeure finalement une impression forte, un souvenir vivace, des personnages inscrits durablement dans la mémoire du lecteur. C’est un tour de force qui prouve les qualités d’écriture de Marc Villemain, un auteur modeste et discret, mais dont la plume précieuse est dotée d’un véritable pouvoir. Du grand art…

La dernière nouvelle, M. D., occupe dans mon cœur de lectrice une place particulière, parce qu’elle constitue une sorte de rupture avec les textes qui précèdent : une jeune femme, figure d’écrivain (double peut-être de celui-ci) est évoquée au futur, dans une inéluctable progression vers le destin commun à tous les personnages du livre. Mais ici, rien ne semble préparer cette mort, si ce n’est, peut-être, l’angoisse de l’écrivain qui ignore les effets de sa création sur le lecteur. Les mots lui échappent, les personnages semblent prendre une indépendance, la maîtrise de cet univers devient impossible. « Donc, M. D. sera à sa table de travail. Elle relira mot à mot ces histoires qui lui tombèrent sous les doigts, s’étonnant elle-même de leur rythme, de leur sonorité, de leur caprice, quand ce n’est pas des personnages eux-mêmes. C’est qu’ils sont si réels ces personnages, si proches. Elle se demandera si le lecteur aura conscience  de la réalité fantomatique de ces personnages dans son cerveau. Car M. D. n’aura jamais eu besoin des critiques pour évaluer les limites de son art. Elle se dira que tout ça n’est pas si mauvais au fond, que cela vaut bien quelques-uns de ces succès qu’ils exhibent dans les devantures, mais enfin elle sait parfaitement que tout se destinera toujours au vent, aux landes au vent et à la nuit. »
Dans le beau regard sombre de M . D., la conscience que ce cortège de fantômes sur la lande de papier est peut-être plus réel que sa propre vie de solitude, à cette table, dans ce lit vide où elle ne s’allonge pas, assise en tailleur à fumer, mêlant quelque chose de son corps à ce vent, cette lande et cette nuit…

Anne-Françoise Kavauvéa

8 août 2010

Dans les Causeries littéraires de Joseph Vebret

 

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Paraissent ces jours-ci les Causeries littéraires de Joseph Vebret, qui relatent ses rencontres, depuis 2004, avec 40 écrivains en liberté.

J'ai la chance de figuer au nombre de ces quarante élus - parmi lesquels des écrivains aussi divers qu'Alain Fleischer, Michel Houellebecq, Serge Joncour, Bernard-Henri Lévy, Richard Millet, Richard Morgiève, Philippe Sollers ou Kenneth White.

Le livre paraît aux éditions Jean Picollec.

24 juin 2010

THEATRE : Les trois soeurs - Anton Tchekhov

Mise en scène d'Alain Françon

gpr_troissoeurs0910C'est sans ma femme hélas que j'aurai donc eu rendez-vous ce soir-là avec Tchekhov et la troupe, décidément exceptionnelle, de la Comédie française. Et c'est le ventre acidulé d'un rognon rosé sur une langue de Pessac-Léognan que je découvre le décor, il faut bien dire somptueux, de cette nouvelle mise en scène.

Laquelle se révèle on ne peut plus millimétrée. D'entrée de jeu, je ne peux me défaire de l'impression d'assister à la plus brillante des leçons de théâtre, qui plus est très soucieuse de forme et de classicisme. L'extrême qualité de cette perfection est d'ailleurs peut-être ce qui en fera, les deux premiers actes durant, le seul mais principal défaut. C'est un peu lent, un tout petit peu attendu, et cette relative paralysie, ce petit défaut de liberté, charrie un mouvement bizarrement trop précis, comme une mécanique dont le roulement à billes aurait été à ce point huilé qu'elle pourrait être tentée de se contrôler elle-même. Et il faut la verve d'un Bruno Raffaelli, la posture drolatique et rebelle d'un Eric Ruf, le corps et la voix d'un  Michel Vuillermoz, le charme facétieux d'un Guillaume Galienne (dont je m'aperçois que le tropisme luchinien n'était donc pas tout à fait accidentel), et tout le talent d'un Michel Robin, dont on ne dira jamais assez combien les passages, même furtifs, que lui prête son second rôle, sont d'une infinie justesse, pour que l'ensemble ne sombre pas dans une perfection qui eût pu être ennuyeuse. Constat dont je n'ignore pas le caractère inique, tant ce soir la troupe tout entière fut splendide, et tant la pièce repose sur les épaules de Florence Viala (Olga), Georgia Scalliet (Irina) et Elsa Lepoivre (Macha) qui, on le verra, furent admirables. Je me dis pourtant, vu ce qui va suivre, que la relative attente où me mirent les deux premiers actes n'est pas sans rapport avec la pièce elle-même, avec ce que Tchekhov lui-même lâcha dans son propre texte.

Sans_titre6Cette pièce est d'ailleurs remarquable aussi pour cela. Tchekhov n'étant pas du genre à trancher dans le lard du bien et du mal, son théâtre s'immisce dangereusement dans l'existence des humains et, ce faisant, en révèle les facettes nombreuses et paradoxales. C'est, en cela, un auteur aussi métaphysique que réaliste. La joie est optimiste et un peu vaine, et les deux premiers actes peuvent ennuyer pour cette raison même. On n'y voit, après tout, qu'une bonne société édifiante et oisive, conséquemment livrée au fantasme puéril de la guerre et du travail, de la morale et du labeur. Naturellement, on entrevoit bien quelques grains de sable : les sentiments  réels, souvent tus, sont toujours prêts à s'écorcher, et les rivalités sourdent. Comme souvent chez Tchekhov, il ne se passe, au fond, pas grand-chose qui fût d'humaine volonté. Il faut attendre, comme on attend le destin - comme, même, on s'en remet volontiers à lui. D'ici là, on cause, on cause, on s'agite, on se rend fébrile d'un rien, on festoie sans véritable cœur ni autre raison que solennelle ou formelle, on se trouve, malgré la richesse, bien marri de ne pouvoir vivre à Moscou, et on suppute un avenir forcément meilleur, gavé de science et de patriotisme (voire de science patriotique). La pièce fait croire que c'est au creux de cette névrose que pourrait se nicher la résolution, mais non. Les humains sont ainsi faits qu'ils ne peuvent d'eux-mêmes se réformer :  c'est de l'extérieur qu'il faut toujours attendre le changement.

Sans_titre4Qui viendra du drame. En l'espèce, un grand incendie dans la ville, à peine évoqué, tout juste perceptible parce qu'on nous dit qu'il a eu lieu, et parce que quelques traces de suie se laissent deviner sur les mains ou les visages. Mais de ce drame qui n'est pas à soi va naître ce qui va  forcer la petite communauté à se l'approprier, fractionnant le monde familial jusqu'à le conduire à sa possible mais incertaine régénérescence. Le basculement dans l'autre monde, dès les premières secondes du troisième acte, va donner à la pièce, et à cette mise en scène, sa dimension totalement magistrale. Et c'est dans le drame  que vont exploser les trois sœurs, ces trois comédiennes qui, de toute évidence, ont trouvé un texte et une inspiration à leur niveau. Florence Viala (Olga) a la rigidité pudique qui convient à cette grande sœur responsable qu'anime le seul sens du devoir. La jeune Georgia Scalliet (Irina) trouve ici un répertoire émotif qui lui convient à merveille, même si je pense qu'elle pourrait se montrer parfois un peu moins grimaçante, ou plus intérieure. Il n'empêche, son rôle est éprouvant, il l'oblige à traverser et à habiter des mouvements complexes, et l'entièreté de son jeu se révèle très convaincante, parfois touchante. Enfin, surtout, il faut saluer Elsa Lepoivre, qui, dans le rôle de Macha, est en tous points prodigieuse de présence, d'intelligence scénique et de pugnacité, belle dans la colère et dans l'amour, dans la bouderie comme dans la passion, excellente dans ce rôle de sœur insaisissable, lyrique, colérique, que blesse et irrite l'insuffisance de la vie. Nul n'aura pu ignorer ses larmes et son bouleversement, lorsqu'à la fin elle vint, avec les autres, saluer la salle.

Sans_titre3Très grand moment de théâtre, donc, servi par une troupe à son plus haut, porteuse d'un texte dont on appréciera l'élasticité et l'infinité des ressources dramatiques et scéniques. Et qui, en notre contemporaine époque de sarkozysme puéril, bourgeois et luxuriant, conserve un mordant que Tchekhov n'avait certainement pas prémédité. Certes, je continue de m'agacer de ces quelques cons qui rient à contre-courant, confondant drame et comédie parce qu'ils ne veulent voir que la comédie et s'échine à dénier le drame, et parce qu'il est toujours plus facile de penser qu'il y a du huitième degré lorsqu'une femme pleure, mais c'est là aussi une démonstration de la complexité très fine du texte de Tchekhov : le sens, celui de la vie, nous demeure inaccessible. Force est de constater que le vingt-et-unième siècle n'a pas fait le progrès décisif, en cette matière comme en tant d'autres. Il ne me reste plus qu'à retrouver l'air libre, et trinquer au clair de lune avec ma femme enfin libérée.

23 juin 2010

Tombeau - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Notice Tombeau - Marc Villemain

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En Occident, jusqu'au XVIIIème siècle, l'on ne fait pratiquement pas de distinction entre une tombe et un tombeau, même si la tombe tendait plutôt à désigner l'espace funéraire, le tombeau passant pour synonyme de mausolée. Dans la langue française contemporaine, la distinction est plus nette : la tombe est le lieu même où est ensevelie la dépouille, la fosse où elle est déposée, tandis que prend la dénomination de tombeau l'ornementation architecturale qui signale la présence de la tombe et invite au recueillement. Si les tombeaux servent à la fois de signalétique et de mémorial, il n'en a pas toujours été ainsi. Sous l'Ancien Régime, une dalle, recouvrant le caveau souterrain et ne portant parfois qu'un simple numéro, pouvait marquer l'emplacement de la sépulture ; les signes distinctifs permettant d'identifier le défunt (initiales, épitaphe, armes, blasons) pouvaient quant à eux être fixés sur un mur.

Commémorer

Un tombeau est donc avant tout un monument commémoratif, le plus souvent érigé sur un lieu de sépulture. A l'usage, ce qui distingue la tombe est son prestige, ses dimensions, son architecture ; autrement dit, les tombeaux sont en général destinés aux personnalités, aux grandes familles, ou encore aux édifices isolés, comme les chapelles funéraires. Ainsi peut-on admirer le tombeau de Napoléon, déposé le 2 avril 1861 dans l'église du Dôme des Invalides, à Paris, que l'architecte Louis Tullius Joachim Visconti réalisa dans des blocs de quartzite rouge placés sur un socle de granit vert et cerné d'une couronne de lauriers. Les tombeaux ne contiennent pourtant pas nécessairement la dépouille charnelle complète. Ainsi exista-t-il des tombeaux des entrailles et des tombeaux du cœur : comme leur nom l'indiques, ils ne contenaient que ces organes distincts. A l'époque médiévale, il n'était pas rare de distinguer un tombeau des entrailles en plaçant une poche sur la poitrine de l'effigie. Parfois, ces deux tombeaux spécifiques ne contenaient qu'un vase, dit urne de viscères ou urne de cœur, selon son contenu. Parmi les exemples les plus fameux, l'on peut citer le tombeau des entrailles de Charles V, qui provient de l'ancienne église abbatiale cistercienne de Maubuisson (Val d'Oise), et que l'on peut aujourd'hui visiter au musée du Louvre.

Symbolique

Le caractère sombre et éploré des sépultures d'Occident ne date pour l'essentiel que du XVIè siècle. Le mouvement prend son essor à la fin de la Renaissance, soutenu, non sans quelque paradoxe, par la chrétienté, laquelle pourtant ne craint pas de cultiver une certaine image rédemptrice et émancipatrice de la mort. Aussi nombre de  tombeaux sont-ils l'objet d'un véritable décorum mortuaire, où l'on n'hésite pas à orner le lieu d'allégories de squelettes ou de cadavres rongés, esthétique largement relayée par le romantisme. Aucune dramaturgie de la sorte n'existait en revanche au Moyen Age : à l'instar de l'Antiquité grecque et romaine, qui parsemait les voies de circulation de tombeaux au pied desquels il était commun de venir deviser de choses et d'autres, l'inexorable finitude ne l'impressionnait guère. Toutes les civilisations ont toujours mis un soin particulier à ériger de remarquables tombeaux. Ainsi du tombeau des Askia, au Mali, pyramide édifiée en 1495 par Askia Mohammed, empereur de Songhaï, au sein d'un ensemble comprenant donc, outre la pyramide tombale, deux mosquées, un cimetière et un espace de délibération. Mais lorsqu'on évoque les pyramides, c'est aux pyramides égyptiennes que l'on songe, et il est remarquable de penser que celles-ci, dont celle de Gizeh compte au nombre des sept merveilles du monde, sont d'abord des tombeaux verticaux. La forme pyramidale est née lorsque Djéser, roi de la IIIè dynastie, exprima le souhait que l'on agrandît son tombeau, à l'origine un simple mastaba. Le mastaba est une construction rectangulaire destinée aux pharaons et à la noblesse qui faisait à la fois office de sépulture du défunt et de lieu de résidence pour son ka, c'est-à-dire, sommairement, son double spirituel, une partie de son âme. C'est au fil de l'Ancien Empire égyptien que leur architecture évoluera, jusqu'à devenir les pyramides à degrés que l'on connaît.

Les tombeaux sont-ils condamnés à ne plus susciter que l’intérêt ou l’admiration de quelques esthètes et autres archéologues ? sommes-nous condamnés à ne plus reposer que dans des demeures javellisées, conformes aux impératifs de l’aménagement urbain et à la tentation paysagère, aux normes sanitaires et à l’anonymat égalitaire, égarés que nous serons dans d’immenses parcs aux allures de réserves futuristes, elles-mêmes soumises aux caméras de sécurité de l’intérêt général ? Lequel d’entre nous pourra ou sera même autorisé à ériger un nouveau Taj Mahal en hommage à sa bien-aimée ? Quel Christ pourra quitter son tombeau sans que nulle police ne s’en aperçoive ? Questions loufoques, à n’en pas douter, mais qui prouvent, fût-ce par l’absurde, combien l’imaginaire humain trouve à se nourrir dans le destin des morts. Les tombeaux sont les témoins du temps, et l’on pourrait reconstituer l’histoire de l’humanité en s’attachant à ce qu’ils ont représenté au fil des siècles. Et si le juste souci démocratique se défie des singularités trop fortes et des entreprises à la fois trop romantiques et trop onéreuses, il n’est pas douteux que la mort et le destin de la dépouille mortelle des humains continueront de charrier une esthétique en perpétuel renouvellement. Le goût de la démocratie étant aussi celui de l’individu, alors il n’y aurait rien de surprenant à ce que, vaille que vaille, de nouveaux tombeaux sortent peu à peu du sol, premières pierres, peut-être, des merveilles de demain. A moins, comme certains en cultivent le rêve et en entretiennent parfois le projet, que l’on puisse un jour se faire inhumer ailleurs, bien ailleurs : dans l’espace, sur la lune ou sur Mars. 

M. Villemain

Bibl. : Danièle Porte, Tombeaux romains – Anthologie d’épitaphes latines, Gallimard, 1993 * Richard Lebeau,Pyramides, temples, tombeaux de l’Egypte ancienne, éditions Autrement, 2004 (beau livre) *

14 juin 2010

Silence - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Notice Silence - Marc Villemain (version très légèrement différente de celle publiée)

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Le silence n’appartient qu’aux morts : telle est bien notre seule certitude. Le 0 dB (zéro décibel) est un mythe, qui ne se rencontre en aucun point sur terre : le son utilisant l’air pour circuler et se propager, il faudrait pour cela des espaces totalement privés d’air ; or, par définition, un espace privé d’air serait irrespirable. Le silence est donc toujours un bruit, il n’est jamais vide de sons. Ce que nous n’entendons pas, des sonomètres le captent, à l’instar de certaines chauves-souris, des dauphins, des orques ou des éléphants. Il ne saurait être absence de son, mais plus prosaïquement absence de sa perception. Les morts seuls, donc, connaissent le parfait silence – si tant est qu’ils puissent « connaître » quoi que ce soit.

Au-delà de ces considérations physiques, les humains associent le silence à des paradigmes paradoxaux. Éminemment désirable pour les uns, hautement effrayant pour les autres, le silence est toujours objet de fascination. Ce qui peut effrayer chez lui, c’est son association, inconsciente ou pas, à la mort. C’est d’ailleurs par une minute de silence que l’on célèbre tel événement dramatique, tel deuil de telle personnalité ; c’est encore dans un silence de mort que nous nous recueillons, dans notre intimité ou dans des lieux appropriés. « Faire silence » constituerait donc le moyen le plus adéquat d’approcher ce vide qui pour nous symbolise la mort, une manière aussi de nous y préparer, de l’attendre, de l’entendre. Les monastères, lieux de silence s’il en est, attestent de cette spiritualité par le vide, qui permet tout à la fois d’entrer en soi pour être au plus près de la Création et d’avancer au plus près vers la Parole de Dieu. 

Qu’entend-on dans le silence ? Quiconque peut en faire l’expérience, fût-ce en en connaissant la part d’illusion. « Entrez dans le silence, habitez-le », dira le professeur de musique à son élève. Qu’est-ce à dire, si ce n’est apprendre à entendre le silence comme un son à part entière, comme une note qui compterait autant que n’importe quelle autre note, apprendre à entendre le silence comme la musique même. Ce fut le pari, audacieux, controversé, de John Cage, lorsqu’il écrivit pour le piano les trois mouvements d’un morceau intitulé « 4’33 ». L’exécution de ce morceau par David Tudor, le 29 août 1952 à New York, fit sensation et demeure dans les annales. Quatre minutes et trente-trois secondes durant, tout ne fut qu’approche du silence, dans la grande salle du Maverick Concert Hall. David Tudor, assis devant le piano, partition sous les yeux et montre en main, concentré, tournait les pages de la partition au mesure de sa progression in petto, ouvrant et fermant le couvercle de l’instrument au début et à la fin des trois mouvements. Interloqué, le public riait sous cape, quittait la salle, ou au contraire restait, tétanisé. Provocation, sans doute, de la part de ce compositeur d’avant-garde que fut John Cage, mais pas seulement ; il s’agissait bien de chercher ce que l’on apprend à tout musicien et que tout musicien vénère : le silence, ce point d’avant la naissance du son, ce point zéro d’où seul la musique peut naître. C’est là aussi une manière de spiritualité, le 0 dB constituant finalement la mort du son, le triomphe du silence, et conséquemment la possible émergence de la vie à travers le rien, à travers la mort – ce très éloquent silence.

M. Villemain

Bibl. : Enregistrement vidéo de l’interprétation de 4’33 par David Tudor en 1952 : http://fr.youtube.com/watch?v=HypmW4Yd7SY * Philip Gröning, Le Grand Silence (Die große Stille) (film documentaire)

7 juin 2010

Rite et rituel - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Notice Rite et rituel - Marc Villemain


dico mort

Le rite funéraire, par son omniprésence et son immémorialité, démontre une pratique humaine qui, si elle reste non univoque, n'en est pas moins distinctive. Le terme de rituel, lui, se réfère au texte - pris au sens large - utilisé pour la pratique et l'étude d'un degré du rite qui codifie un ensemble d'actes symboliques (gestes, paroles, déplacements).

Usage, coutume et cérémonial se combinent en des rites qui ne se rapportent pas exclusivement à des pratiques religieuses ou culturelles. Par exemple, si en ethnologie le rite est l'acte magique qui a pour objet d'orienter une force occulte vers une action déterminée et qui consiste en gestes, paroles ou attitudes adaptées à chaque circonstance, certains rites actuels afférents au deuil relèvent parfois de coutumes laïques, détachées de tout culte ou religion. De façon générique, l'ordre y est prescrit et s'inscrit dans une tradition, une répétition à l'identique. Rite de passage, rite autour de la mort, servent à conjurer et à intelligenter la peur des vivants quant aux dégâts que la mort provoque à la fois sur l'enveloppe corporelle (le cadavre) et sur la psyché, l'imaginaire.

Une thérapie ?

Invariants de la culture humaine, les rites et rituels funéraires ont pour fonction de ramener l'événement de la mort à un sens symbolique et social intelligible. À cette aune, ils induisent une acceptation de la mort, de quoi l'on peut déduire qu'ils constituent une étape du deuil. L'explication la plus courante retient des rites qu'ils fonctionneraient telle une thérapie, qui aurait le double mérite d'apaiser l'affliction consécutive au décès d'un être cher en faisant de sa mort un cérémonial collectif (permettant d'en partager la peine), et de domestiquer sa propre peur de la mort en lui donnant un cadre officiel. Si ces deux motifs ne semblent pas discutables, l'explication a toutefois pour limite de ne considérer que les fonctions directement utilitaires du rite : il s'agit ici de continuer à vivre avec et après la mort, d'apprendre à l'incorporer dans le mouvement de la vie. C'est là un passage obligé pour tout endeuillé, mais qui ne suffit sans doute pas à expliquer la constance des phénomènes funéraires rituels observés dans toute société humaine, en toute époque et en tout lieu. D'autant que, primitifs ou en devenir, les rites se déploient toujours à partir d'un socle de pratiques communes : un lieu consacré, un officiant et son assemblée, une temporalité propre, la répétition réglée de gestes et/ou de paroles mimétiques.

Réalisation, normalisation et individuation.

Si le motif du rite funéraire fait écho au souci de normaliser la mort afin qu’elle n’interdît pas la continuation de la vie, son mobile pourrait répondre à une dimension moins immédiate. Ainsi nombre d’anthropologues font-ils du rite funéraire l’un des indices, voire l’indice à lui seul, du passage de l’animalité à l’humanité. Faire de la mort non un spectacle, mais un événement social et collectif codifié, permet en effet d’enraciner sa propre histoire et celle du défunt dans une chaîne générationnelle ; de la même manière, les structures institutionnelles de la ritualité, sans lesquelles le rite ne serait tout au plus qu’une élucubration personnelle ou un cérémonial intime, permettent de faire de la mort un récit que l’on peut partager, donc insérer dans une histoire où l’humain a sa place. Or, de cette mémoire générationnelle et de cette symbolique de l’institution, les animaux sont assurément dépourvus.

À la fois motif et mobile, la ritualité funéraire témoigne donc d’une forme de résignation, fût-elle active, au destin borné de l’espèce. Nous n’acceptons la mort de l’autre que parce que nous-mêmes nous savons mortels. Que la nature reprenne in fine ses droits nous serait insupportable si nous ne savions en faire un principe directeur de la vie. Il y a sans doute quelque chose de la lutte de Sisyphe dans cette obstination à faire de la mort un moment de la vie : mais n’est-ce pas là une définition de l’humanité ?

M. Villemain

Bibl. : Michèle Fellous, A la recherche de nouveaux rites : rites de passage et modernité avancée, éditions L’Harmattan, 2001 * Frédéric Lenoir et Jean-Philippe de Tonnac, La mort et l’immortalité, Encyclopédie des savoirs et des croyances, Bayard, 2004 * Arthur Maurice Hocart, Au commencement était le rite – De l’origine des sociétés humaines, La Découverte, 2005 * Claude Levi-Strauss, Mythologiques – Tome 4 L’homme nu, Plon, 1971

5 juin 2010

Carré blanc sur fond bleu - Revue In-Fusion

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Le 4ème numéro de la revue In-Fusion vient de paraître, consacré à la Bretagne. J'y publie un texte intitulé Carré blanc sur fond bleu.

Au sommaire :
 
Les Chroniques
: Keltoum Bessadok (Téléssonne), Jean-Marie Decorse (La Dépêche du Midi), Jean-Luc Romero (Conseiller Régional d’Ile-de-France), Alain Le Roux et Nathalie Croisé Bâ (BFM Radio).

Bretagne :
Des textes de : Marylise Lebranchu, Kofi Yamgnane, Irène Frain, Yann Queffelec, Roland Jourdain, Pierre Jakez-Hélias et Yvon Le Men mais aussi un entretien avec Yvan Le Bolloc’h par Elisabeth Robert et la chanson d’Yvan Le Bolloc’h « Les Gens du Voyage ».

Littérature :
Des textes de : Grand Corps Malade, David Abiker, Marc Villemain, Tristane Banon, Abdourahman Waberi :

Entretiens :
Roland Jourdain par Charlotte Beaune
Rencontre avec Mariana Ramos par Sophie Guichard
Rencontre avec Pascal Légitimus par Marion Thuillier
A bâtons rompus avec Arnaud Gidoin par Axelle Szczygiel

La revue est disponible au prix de 12 euros. Passer commande à : Revue In-Fusion - 20, rue Pierre Boudou 92 600 Asnières.

 

4 juin 2010

THEATRE : Ubu Roi - Alfred Jarry

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Avouons que ça fait du bien, de voir ça au Français. Non que je ne fusse déjà convaincu de l'auguste passion de la maison de Molière pour la fureur et la potacherie (confer, il n'y a pas bien longtemps encore, le Fantasio de Musset mis en scène par Andrès Lima), mais lorsqu'un franc-tireur aussi aguerri que Jean-Pierre Vincent s'acharne à dûment enfoncer le clou, c'est du petit lait. Mon problème, cette fois-ci, c'est que ma femme n'a pas d'avis. Pour sûr cela dit qu'elle a rigolé, et frémi même, et de son premier rang qu'elle a dû les essuyer, les regards de cerbère de Christian Gonon et les sournoises convulsions de l'impayable Calixte - pour ne rien dire des coups de feu, des pluies d'or ubuesque et d'une intempestive disparition osseuse. C'est elle, après tout, la spécialiste. Mais là, à sa décharge, faut bien dire qu'on se retrouve dans les rues de Paris sans doute moins éreintés que proprement sur le cul - d'ailleurs, Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

 

Devolder

Les choses démarrent pourtant sur une tout autre note, inquiétante, pour ainsi dire sépulcrale. Le rideau ouvert, tout de suite je songe aux tableaux de Roland Devolder, dont je me sens toujours très proche. Impression qui reviendra plusieurs fois, tant il est vrai qu'en dépit de ce qui ne cesse d'exploser sous nos yeux, il y a dans cette mise en scène quelque chose que je trouve extrêmement pictural. Mais, certes, ce n'est pas là ce que la salle Richelieu à son comble retiendra. Et que retiendra-t-elle... ? Ubu est une gigantesque farce, grinçante, à fleur de peau, lancée telle une vieille loco qu'un fou incessant gaverait de charbon au point de l'en faire dégorger, et dont on se souviendra que le public fut vent debout lors de sa première représentation, alors que le bon père Ubu, hagard et paillard, exclamait en ouverture un Merdre ! tonitruant. Faut-il d'ailleurs retenir de cet inclassable mythe autre chose que cette sensation de chaos méthodique et littéralement surréaliste, reflet de ce que Jarry éprouvait et percevait du monde ?

 

Quoique par quasi définition indescriptible, ledit chaos fait ici l'objet d'une maîtrise théâtrale en tous points époustouflante. On passera volontiers, d'un tableau l'autre, d'une joyeuseté enfantine digne des jeux sans frontières de feu Guy Lux à une aigreur sournoise et sciemment crypto-shakespearienne, du spectacle de marionnettes à l'heroic fantasy en passant par la parodie de film noir et l'inclinaison totale vers l'absurde : l'ami Poquelin s'y serait goulûment sustenté. À ce jeu, tous les comédiens tirent leur épingle, parfois au bord du gouffre eux-mêmes, tant on dirait qu'ils ont  envie de se laisser entraîner sur la pente loufoque. À tout seigneur, tout honneur : Serge Bagdassarian, dans le rôle d'Ubu, est absolument phénoménal ; on pourra dire ce qu'on veut, qu'il est indûment tiré vers son indécrottable rusticité, il faudrait être rudement blasé pour ne pas rire de sa bêtise tragique, du primitivisme absolu de ses fantasmes et de ses fanfaronnades sans surmoi. J'ai comme toujours un faible pour  Pierre-Louis Calixte, qui conserve par-devers lui ce quelque chose d'étrange qui est peut-être, au fond, la marque des grands, et qui ne peut décidément jamais s'empêcher de crever l'écran. Même Adrien Gamba-Gontard, que j'ai pu en d'autres circonstances trouver un peu fragile, comme en surpoids de tension, s'amuse comme un beau diable - cette scène où on le voit, fier soldat, compter en marchant de son pas militaire et chantant sur un air qui rappellera le kilomètre à pieds qui use et qui, ici, amuse la salle entière. Michel Robin lui-même, à 80 ans passés, lui qui joua les plus grands aux côtés des plus grands, se fait tout à tour impérial et cabotin, ravi sans doute de devoir changer de costume aussi rapidement et de s'amuser à son tour. Car c'est un autre trait de cette mise en scène, en tout cas de son esprit, qu'on a rarement vu les comédiens du Français avoir à ce point envie du public, de sa repartie, peut-être de sa participation. Ne soyons pas bégueules, donc.

 

Cette loufoquerie infernale n'est pas gratuite pour autant. Je ne crois guère à l'hypothèse spontanée des sérieux, selon laquelle le rire, fût-il épais, peut-être gras, ferait passer à côté de l'essentiel. Car l'essentiel, c'est aussi cela, cette épaisseur grasse. Elle n'est rien d'autre que le reflet du monde vulgaire, salement ambitieux, lubrique, instable et insatiable, pleutre dans ses désirs autant que dans ses actes. Mais c'est la force de Jarry, comme de tous ceux qui peuvent se réclamer de lui, que de ne pas se métamorphoser en enseignant ou en pontife. Il existe une tentation moraliste, c'est certain, chez tous ceux qui raillent, moquent, conspuent et constatent. Ils nous enfoncent la tête dans le monde comme on le ferait d'un petit animal avec sa fiente : c'est une pédagogie comme une autre, qui a fait ses preuves - Desproges ne nous aurait pas désapprouvé. Il me semble que c'est ce qu'a très bien compris Jean-Pierre Vincent, qui sait bien que cette pièce, dont on aimera ou pas, littérairement, le texte, sera entendue des générations à venir comme elle le fut par celles du passé. Tant il est certain que la grossièreté des hommes a de beaux jours devant elle, et qu'il est toujours bon d'en rire.

 

À la Comédie française - Mise en scène de Jean-Pierre Vincent

27 mai 2010

Poussière - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Notice Poussière - Marc Villemain

dico mort

De notre enveloppe rendue à la nature, et quoique nous nous en défendions, nous entretenons tous cette image fâcheuse : celle, après la mort, d'insectes mastiquant nos organes et putréfiant notre chair. Que l'on se rassure, toutefois : ce n'est là qu'une étape. Le long processus qui décomposera notre chair après la mort en fera, faute de mieux, une sorte de poussière qui rejoindra d'autres poussières.

La Genèse, bien sûr, nous avait prévenus : "Souviens-toi que tu es poussière et que tu redeviendras poussière" ; ou, dans la traduction qu'en donne la Bible de Jérusalem : "Car tu es glaise et tu retourneras à la glaise" (Gn 3, 19). Qu'est-ce à dire ? Au-delà de la décomposition organique du corps, l'on ne peut pas, ne serait-ce qu'en vertu du sens caché un peu dépréciatif du mot poussière, ne pas y voir une allégorie de l'homme et du destin de l'humanité, tous deux programmés pour... mordre la poussière. La mort, non plus que la transformation post mortem du corps, ne nous conduit pas au rien, la poussière demeurant particule, donc matière ; or, pour la physique, l'être demeure tant que des traces de matière subsistent. Toutefois, à la poussière du corps qui se mélange avec la terre anonyme, fait écho l'élévation de l'âme. Ainsi la cérémonie catholique des Cendres, inspirée de la tradition juive et qui marque l'entrée dans le Carême, est-elle une cérémonie de pénitence et témoigne de l'infinie fragilité de l'homme. En considérant notre devenir-poussière et en nous avertissant de la caducité de notre chair, le catholicisme invite donc à la conversion, Dieu seul pouvant prêter espoir. Mais l'homme n'est pas seul à affronter ce destin. La terre et l'univers eux-mêmes sont programmés pour s'éteindre et devenir un jour, à leur tour, poussière. S'agissant de l'univers, qui ne semble exister que depuis 13,7 milliards d'années, si les principes qui régissent son expansion sont aujourd'hui connus, son destin fait encore largement question ; qu’il se nomme Big Crunch (sorte d’effondrement de l’univers), Big Chill (mort thermique), ou Big Rip (grande déchirure), il semble toutefois que lui aussi soit condamné à l’extinction. Pour ce qui est de la Terre, on estime généralement que sa durée de vie totale tournerait autour de dix milliards d’années. Cela nous laisse encore un peu de temps, mais ce qui importe ici, c’est que la conscience de notre finitude d’humains vivants s’accompagne de celle de la finitude même de ce qui nous dépasse et auquel nous appartenons. Soulagement très modeste, sans doute, et qui, comme si cela ne suffisait pas, ajoute à notre condition de mortels le désagrément de se savoir membres d’une espèce finie dans un macrocosme fini. Même les astres ne résisteront pas à la fin des temps : alors au moins aurions-nous pu nous consoler en nous joignant à la poussière des étoiles…

M. Villemain

24 mai 2010

Métiers du funéraire - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Notice Métiers du funéraire - Marc Villemain

dico mort

À la faveur peut-être du succès de la série Six Feet Under (A. Ball, 2006), dont les héros, la famille Fischer, sont propriétaires d'un salon funéraire, et de manière sans doute plus fondamentale en raison de l'évolution programmée de la pyramide des âge, les métiers du funéraire (ou "de la mort" moins euphémistique ; en américain : Death Care, ou Death Business : "Profession funéraire") connaissent depuis quelques années une certaine embellie.

De l'Église au funérarium

C'est lors de la Peste noire, qui ravagea l'Europe entre 1347 et 1350, qu'apparurent les confréries, auxquelles il revenait de déposer les pauvres en terre. Les "fabriques", conseils composés de marguilliers et chargés de la gestion des biens paroissiaux, récupérèrent très vite leurs prérogatives ; inférant son titre de propriété sur les cimetières, l'Église revendique d'ailleurs longtemps son droit exclusif d'inhumation.

Après la Révolution, les entrepreneurs privés se développèrent, et à leur suite une concurrence parfois un peu désordonnée. Aussi le Directoire prend-il quelque dispositions afin de commencer à organiser le marché. Le 28 décembre 1904 enfin, la loi attribue le monopole de l'activité funéraire aux communes, qui peuvent l'exercer en régie ou par concession de service public. Ces métiers ont connu de fortes évolutions tout au long du XXè siècle. C'est le résultat à la fois de mutations socio-économiques (libéralisation, privatisation, hyperspécialisation), de bouleversements culturels (médicalisation de la fin de vie, déclin relatif des religions instituées, hygiénisme et attraction croissante pour les "soins du corps", déni de la mort), et du désintérêt dans lequel les établissements de santé ont longtemps laissé les défunts, abandonnant les "post-soins" à des opérateurs privés de pompes funèbres. Il faudra d'ailleurs attendre 1997 pour qu'une réglementation contraigne les établissements hospitaliers comptabilisant plus de deux cents décès annuels à concevoir des aménagements de type chambre mortuaire et structures d'accueil des familles.

De fil en aiguille, la mort est entrée dans la "chaîne des soins", et les demandes croissantes de soins dits "palliatifs" constituent à cet égard une assez forte pression sur les établissements de santé. Nous sommes loin du temps où les Égyptiens, pour ne citer que cet exemple, orchestraient en grande pompe le départ du défunt dans le monde d'Osiris : de nombreuses castes de métiers funéraires se multiplièrent, danseuses et pleureuses étant chargées d'incarner le désespoir et l'affliction, et donnent un tour cérémonieux aux funérailles. Par comparaison, la mort en Occident de nos jours semble bien silencieuse. Au centre du dispositif, il y a d'abord le "conseiller" ou "assistant" funéraire. Indissociable de la naissance des entreprises de pompes funèbres au XIXè siècle et grand ordonnateur des funérailles, ses fonctions se sont progressivement accrues et connaissent encore de fortes évolutions depuis l'ouverture du marché à la concurrence (loi n°  93-23 du 8 janvier 1993.) "De pourvoyeur de fournitures mortuaires et coordonnateur des principaux acteurs funéraires (famille, représentants religieux et publics) à conseiller commercial et prestataire de biens symboliques, l'assistant funéraire voit son champ d'intervention s'élargir vers la dimension symbolique de la pratique funéraire." (Revue française des affaires sociales).

Et en effet, le conseiller funéraire reçoit les familles, organise, planifie et supervise avec elles les funérailles dans leurs moindres détails ; à l'occasion, sa présence peut être requise par la police afin de témoigner de la disparition d'une personne. Interlocuteur privilégié des endeuillés, sa fonction est donc d'autant plus complexe qu'il est aussi, de facto, un agent commercial, et qu'à ce titre son entreprise est en droit d'attendre de lui qu'il soit productif.

Une certaine gêne

Les métiers de la mort sont chargés d'une série de connotations déplaisantes. L'entrepreneur en pompes funèbres moderne n'a pourtant plus rien à voir avec le croque-mort d'autrefois ! Il est vrai que ces métiers exigent de leurs acteurs civilité, élégance, pudeur et discrétion, en sus d'une certaine technicité. Ainsi en va-t-il des porteurs, pour n'évoquer que le début de la chaîne qui mène jusqu'à l'inhumation ou à la crémation, auxquels revient la charge de transférer vers une chambre funéraire ou mortuaire toute personne défunte à son domicile ou dans un centre de soins. Ou encore des agents de crématorium, qui doivent à la fois réceptionner les corps, accueillir les familles, ordonnancer les cérémonies, vérifier les dossiers de crémation, procéder à la crémation en tant que telle (mise en route du four, réglage, fonctionnement), disperser ou remettre les cendres aux familles, et assurer la maintenance du four. Que dire des thanatopracteurs, qui doivent déshabiller, laver puis ouvrir le corps, l'apprêter puis le rhabiller ? Le succès de la série américaine Six Feet Under s'explique en grande partie à cause de l'opacité qui affecte ce milieu : présentes autour des cimetières, des hôpitaux, les "agences funéraires" n'en finissent pas de rechercher des modes de communication décrispées, établissant un compromis entre le déni ambiant, l'atmosphère de reproche pour un semblant de mercantilisme et le quasi-mépris pour les professions qui y sont rattachées.

Des métiers anciens et nouveaux

Le thanatopracteur, "praticien des morts", est le plus récent des métiers funéraires, dont la fonction est justifiée à la fois par des impératifs sanitaires et le par le souci de faciliter le travail de deuil en lissant le visage de la mort. On compte à ce jour environ 700 thanatopracteurs en France, mais la profession, encore très masculine, est appelée à se développer fortement dans les années qui viennent. Le thanatopracteur a suivi une formation en école spécialisée, est titulaire d'un diplôme national créé en 1994, et ne peux exercer sans habilitation préfectorale.

Reste que si la mort se médicalise, écho sans doute d’une société qui aspire à toujours plus de sécurité, de confort et de protection sanitaire, arrive l’inéluctable moment où elle redevient rudimentaire et recouvre son fumet naturel de terre et de cendres. Outre les médecins légistes, qui ont entre autres compétences celle de mener une tâche aussi ingrate que l’autopsie, et doivent ce faisant affronter ce que le corps humain a de plus organique, les métiers funéraires traditionnels ne sont pas davantage que les autres exposés à une quelconque crise de la demande. L’on citera ici les fossoyeurs, dont on oublie parfois que, s’ils inhument les morts, on peut aussi leur demander de les exhumer ; les porteurs, qui sont le plus souvent également chauffeurs, dont le travail consiste à transporter le défunt jusqu’au lieu de sépulture ; les marbriers, qui travaillent des blocs de granit dont le poids peut aller jusqu’à douze tonnes ; les graveurs de monuments, dont la technique délaisse de plus en plus la méthode manuelle pour adopter la gravure au jet de sable (malgré les risques de pneumoconiose consécutive à l’exposition à la silice) ; et bien entendu les gardiens ou conservateurs de cimetières, employés communaux qui font un peu office d’agents à tout faire : renseigner les entreprises de pompes funèbres, guider le public, emmener les cortèges jusqu’au lieu de sépulture, veiller à l’état du cimetière, assister personnellement aux inhumations. Il faut ajouter à cela que, dans un très grand nombre de petits cimetières, c’est sur le gardien que reposent les travaux d’entretien. A l’occasion, il peut même fleurir les tombes délaissées. Enfin, si cela ne fait nullement partie de ses attributions, il est souvent conduit à faire preuve d’écoute et de disponibilité, nombre de personnes en deuil n’hésitant à se confier à lui ; ainsi peut-il jouer un authentique rôle de soutien psychologique.

Enfin, l’on ne saurait taire certaines fonctions plus ou moins reluisantes (les bourreaux), voire franchement criminelles (les tueurs à gages), dont le point commun est d’être, eux aussi et à leur manière, des salariés de la mort. 

La fonction du bourreau, ancienne et protéiforme, est naturellement très intéressante, en ce sens qu’elle se situe aux confins du droit et du meurtre. Pourtant, au début du Moyen-Âge, le bourreau ne se contentait pas de torturer et d’exécuter les arrêts de justice : il était aussi chargé de capturer les chiens errants, d’équarrir les animaux morts, d’ensevelir les corps des suicidés ou de nettoyer les cloaques ; sa mission pouvait même aller jusqu’à la surveillance des lieux de prostitution. Longtemps, sa fonction ne fut pas officielle, et le bourreau était d’ordinaire choisi au sein de la population, en dehors de la ville où la sentence devait être exécutée ; c’est sa professionnalisation, au cours du 13èmesiècle, qui en fera un individu honni par tous. Cette dernière remarque n’empêcha toutefois pas que sa fréquentation intime de la mort, ainsi que sa connaissance présumée de l’anatomie, le conduisirent parfois à faire office de rebouteux. La Révolution française contribua à réhabiliter sa fonction, lui restituant son statut de citoyen à part entière, puisqu’il ne pouvait auparavant ni élire, ni être élu. Son métier n’existe par définition plus dans les pays qui ont aboli la peine de mort ; dans les autres, les pouvoirs institués tentent, non sans maladresse, d’adoucir son image en lui attribuant des fonctions plus ou moins médicales. 

Quant aux tueurs à gages, c’est encore une autre histoire… Dans Le Tueur, Confessions d’un ex-tueur à gages (éditions au Carré, 2004), le journaliste Alain Stanké a recueilli le témoignage de Donald Lavoie, qui fut le tueur à gages attitré d’une grande famille, les Dubois de Saint-Henri. Après qu’il eut commis pas moins de quinze meurtres pour le compte de ses employeurs, ladite grande famille retourne sa veste et met sa tête à prix pour un million de dollars. Conséquemment, Donald Lavoie change de camp et se met au service de la police. Il vit désormais sous une nouvelle identité, s’est marié, est père d’un enfant, et mène une vie parfaitement normale. La réinsertion n’est pas toujours un vain mot.

M. Villemain

16 mai 2010

Ronnie James Dio est mort

En souvenir et en hommage à Ronnie James Dio, décédé aujourd'hui à l'âge de 67 ans, je publie de nouveau le billet que j'avais fait paraître à l'occasion de son dernier passage à Paris, en juin 2009.
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RIMG0089Juin 2009 n'aura donc pas seulement été le mois de la  grossière récupération du patronyme mitterrandien par le petit néron qui nous très-mal-gouverne, mais aussi celui du retour sur les scènes françaises de quelques vieilles gloires du hard et du metal : alors que les solides gaillards d'AC/DC ont allumé le feu au Stade de France un peu plus rudement que Jean-Philippe Smet lui-même et que s'annoncent déjà Status Quo en octobre et Motörhead en novembre, Whitesnake prit d'assaut le Casino de Paris (voir ce que j'en ai dit ici), manière involontaire de chauffer la salle que survolta l'autre soir Heaven & Hell, reformation inespérée de Black Sabbath autour de ces quatre légendes que sont déjà Ronnie James Dio, Tony Iommi, Geezer Butler et Vinnie Appice.

A propos de chauffer la salle, il serait indélicat de ma part de ne pas dire un mot des jeunes gens de Black Stone Cherry, qui s'acharnent à dépoussiérer notre bon vieux rock sudiste, non sans verve ni ardeur. D'autant que Ben Wells,  le guitariste, est un gigoteur de première - un peu poseur aussi, mais ça passera sans doute avec l'âge. Moyennant quoi, on se met à leur place : préparer le terrain aux quatre braves que le public attend avec l'impatience qu'on imagine n'est pas chose aisée. Et il faut dire que Black Stone Cherry s'en est plutôt très bien sorti, y mettant beaucoup d'énergie et de conviction, en sus d'être parfaitement au point ; reste que leur musique, plaisante, énergique, roborative, peut aussi lasser un peu, à la longue - la reprise de Voodoo Child de Jimi Hendrix se révélant plus malicieuse et spectaculaire que franchement convaincante.

RIMG0028Enfin, Dio arrive. C'est un peu injuste, mais nul ne peut contester que c'est lui que l'on vient voir. Chose qu'il ne peut d'ailleurs ignorer : il sait bien qu'il incarne le maître chanteur du metal, celui à l'aune duquel des générations de hurleurs se jaugent et se mesurent, celui qui, à soixante-sept ans, continue de revendiquer fièrement le premier usage metallique des cornuti del diavolo. Ronnie James Dio a quelque chose du seigneur. Et même si ma femme trouve qu'il ressemble à Gilles Vigneault, il fait tout de même davantage penser à un ange déchu qu'à un humain clairement homologué. C'est peu dire que j'ai été heureux, enfin, de l'écouter et de le voir : ça aussi, c'était un rêve de gosse.

L'on pouvait bien sûr craindre que sa voix ne fût plus tout à fait celle d'antan. Eh bien non, c'est assez inouï pour être souligné, mais si le temps donne à son visage des reliefs plus énigmatiques et troublants encore que par le passé, celle-ci demeure d'une qualité assez exceptionnelle. Ronde et tranchante, chaude et agressive, toujours très colorée, Dio la pose et la nuance à volonté, au point qu'elle n'a pour ainsi dire quasiment jamais besoin d'être soutenue. Pour le reste, Dio joue le jeu. Il prend son temps, respire, se retire, jauge, regarde, grimace, sourit, prend à partie : il donne exactement ce que son public attend de lui : l'image d'un vieux sage du rock à qui on ne la fait pas, d'un qui n'a rien d'autre à prouver que sa présence. Il bouge peu, très peu, obligeant finalement le public à le regarder bien en face, manière aussi, peut-être, de bien montrer que tout cela n'en finit pas de tourner autour de lui.

RIMG0052Un mot de la setlist : ouverture magistrale sur The Mob Rules, comme au bon vieux temps. La voix de Dio est déjà chaude. On enchaîne avec un des plus illustres morceaux du vieux Sabbath : Children of the Sea : manière de vérifier que c'est toujours sur ces structures très lyriques, progressives, étirées, que Dio excelle. L'obsédant I fait mouche, transition idéale vers Bible Black, à l'introduction parfaite : on s'en doutait un peu, mais cet excellent morceau du tout nouvel album est taillé pour les concerts. Je regretterai toutefois que Vinnie Appice prenne un solo de batterie très tôt dans le concert - mais il est vrai que celui-là aura été assez bref, à peine une heure trente... Excellent solo au demeurant, pas forcément démonstratif mais ingénieux et très soucieux de maintenir l'ambiance caractéristique à la musique du groupe.

Puis vient l'inquiétant Fear, également issu du nouvel album, de facture classique, auquel succède le sublime et déjà ancien Falling off the Edge of the World, débordant de ce que j'ai toujours aimé dans Black Sabbath, cette mélancolie grave, tenue, qui finit toujours par nous saisir à la gorge et exploser. Follow the Tears nous remet dans l'ambiance du dernier album, c'est du lourd, du très lourd, avant que Tony Iommi, de quelques années à peine plus jeune que Dio, et toujours aussi fascinant dans son grand manteau noir, n'entame l'introduction de Die Young, avec son flegme légendaire et cette distance qu'il semble mettre en tout chose. Lui aussi, le fondateur du Sabbath, je crois pouvoir dire que nous sommes nombreux à être heureux de le voir.

Inutile de dire qu'un concert de Black Sabbath, enfin de Heaven & Hell, n'en serait pas tout à fait un sans... Heaven & RIMG0035Hell. Alors évidemment, cela fonctionne, parce que c'est ce morceau, que ce morceau à lui seul ramasse quarante ans d'histoire du metal et qu'il en est presque l'hymne officiel. Tout le monde chante, tout le monde en a envie, tout le monde veut revivre l'épopée, c'est certain, mais plus aucune surprise n'est possible avec ce morceau d'anthologie. Ce n'est là qu'une réserve, pas même de forme, mais d'histoire : comment jouer et entendre un tel morceau, qui représente tant, avec la même candeur stupéfaite que d'antan ?

Trop tôt, bien trop tôt, vient le temps du rappel : ce sera Neon Knights, choix intelligent, qui laisse la salle repartir bourrée d'énergie, exaltée. N'aura manqué, pour moi, que The Sign of the Southern Cross, que je tiens pour l'un des morceaux les plus emblématiques du metal.

Ces quatre musiciens exceptionnels, d'une précision maniaque, méticuleux jusqu'au moindre détail mais libres de cette liberté que permet l'expérience, ont donné là une belle leçon, de metal, certes, mais pas seulement. Ils habitent tellement cette musique que plus aucune faute de goût ne leur est plus possible, qu'ils semblent consubstantiels à  cette scène aux décors et aux effets pourtant très élaborés. Signe que, quarante et un an après la fondation de Black Sabbath, en 1968, le groupe demeure au firmament. J'ai vu ce soir-là un ou deux gamins de dix ans tout au plus et un paquet de braves aux soixantaines largement tassées qui ne me démentiront pas.

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